c - UNE IMAGE MATERNELLE CLIVEE

Je repense alors à mon lien du premier entretien lorsque Seher avait d’abord choisi la place sans table entre nous deux, puis évoqué plus loin son idéal d’être reçue par sa mère pour parler, tout en dessinant une table basse d’un geste. J’avais alors conclu à l’idée que « le transfert de cette jeune fille me constituait rapidement comme un objet maternel, celui avec lequel, pour l’instant, il serait question de dire tout ce qu’elle pense ». Souhaitant évaluer avec Seher son intériorisation d’une mère « suffisamment bonne devant les difficultés de sa fille », je reprends la parole ainsi :

Q - Vous disiez que votre mère avait peut-être de la peine que vous ne soyez plus à la maison… Mais vous ne pensez pas qu’elle vous comprend un peu d’être partie ?

- Houlà ! C’est elle qui me gueule le plus dessus ! Oh non, alors ! Et puis avant qu’elle comprenne quelque chose, elle…

Q - C’est que je me disais qu’elle avait vécu des choses aussi violentes que vous quand elle était jeune. Peut-être elle pense que vous avez fait ce qu’elle a pas pu faire à cette époque, c’était sûrement plus difficile pour elle de partir de chez elle.

- Ben oui, elle était en Turquie, c’est pas pareil. C’est bien pire ce qui se passe là-bas pour les filles, des fois. Et puis où elle serait allée, là-bas ? Il n’y a pas de foyer comme ici. Mais c’est presque comme ça pour toutes… alors peut-être elle pense que c’est normal.

[Puis après un moment de silence]

Mais c’est vrai que ma mère, je me demande comment elle a pu se laisser taper. C’est pour ça que je trouve pas normal qu’elle le refasse ici !

Q - Peut-être qu’ici elle a peur de ce qui pourrait vous arriver si ils vous laissaient vivre comme vous le souhaitez, vous comprenez ce que je veux dire… comme si elle pensait que c’était trop dangereux de vous laisser sortir. C’est autre chose que le problème des…

- Oui mais ça fait l’inverse ! Les filles elles partent sans rien, c’est n’importe quoi ! J’ai plein de copines qui ont fait pareil que moi. Maintenant ma mère, elle voit bien !

Q - Oui, Seher. Je pensais que votre mère, même si elle se fait du souci, elle peut comprendre un peu que vous vous défendiez en partant, comme d’autres filles qu’elle connaît elle aussi. En plus ça peut la rassurer si elle sait que vous êtes dans un foyer maintenant.

- Ça, je sais pas. Oui, elle doit s’en douter, de toute manière…

Q - Un peu comme si elle était violente avec vous, comme sa famille a fait avec elle avant, et comme si elle avait pas le choix, mais que ça l’empêche pas de comprendre un peu votre réaction…

- Oui ben alors ! Personne l’oblige hein !!

Q - Oui, c’est vrai ! Je ne veux pas dire que votre mère a raison, ou vos parents, hein ? Mais les choses ne sont pas simples pour eux, pour comprendre tout ce qui se passe pour vous. Ça ne les empêche pas de penser à vous maintenant même si vous êtes partie.

- Oui mais ma mère elle est comme ça, elle ! Elle gueule, elle tape, et après que je suis partie, elle pleure. Comme l’autre fois au téléphone… Mais ça m’embête qu’elle soit comme ça, même que je sais qu’elle fait ça juste pour que je revienne et qu’après ça va recommencer pareil, même pas deux semaines de mieux !

Q - Oui vous aviez l’air remuée l’autre fois en parlant de votre coup de téléphone à la maison. Tout le monde a de la peine, alors… Mais la situation est comme ça, Seher. Il faut attendre. C’est vous, c’est votre départ qui font que les choses changent. Il faut du temps pour qu’ils comprennent. Avec ce qu’elle a vécu quand elle avait votre âge, ça doit être compliqué pour votre mère de revivre tout ça. Il faut laisser faire les choses…

Seher montre alors physiquement sa réflexion. Elle paraît se tendre à ce moment de l’entretien, dans une attitude d’effort qui ferme un peu son visage. Les yeux plissés, la bouche serrée, le tableau présenté par cette jeune fille m’évoque la question de savoir s’il s’agit pour elle d’empêcher de rentrer quelque chose, ou d’éviter que ça sorte… Il semble en tout cas difficile pour elle de ne faire que se représenter les choses, ces dernières prenant manifestement statut d’objets quasi-réels dans ces expressions affectives.

Une image maternelle tout à la fois agressive et inquiète est-elle assimilable pour Seher ? Mon propos, qui introduisait l’idée d’ « une mère bienveillante et inquiète malgré l’agressivité », n’est-il pas entendu du côté d’ « une mère agressive parce qu’inquiète », figure qui nécessite visiblement une réponse de la fille en tout ou rien : soit une séparation radicale qui protège de l’agressivité - mais qui suscite la tristesse de la perte -, soit un maintien à ses côtés sans revendication à l’autonomie.