c - UN FAIT DE CULTURE ET D’IDENTIFICATION

Mais la question de la féminité dans sa culture d’origine apparaît rapidement comme le véritable axe de compréhension de Seher elle-même, lorsqu’elle situe ces coups dans un système de filiation féminine. En effet, l’histoire de sa mère est présentée en écho à une réalité culturelle dans laquelle devenir une femme paraît rendre inévitable cette violence physique. Nous devons observer toutefois que Seher conteste cette nécessité en tant que future mère : "en tout cas moi, je ferai pas ça à mes filles". Et c’est comme si derrière cette dénégation, Seher s’affrontait à la possibilité de devenir comme sa mère. Le « ça » qui « doit se transmettre », cet élément pulsionnel qui court « d’une mère à l’autre », et dont le père semble exclu en tant qu’opérateur, cette jeune fille s’y trouve confrontée par le jeu des représentations. A penser dans l’histoire maternelle ce « une mère bat sa fille », fantasme masochique en même temps que nécessité dans la filiation, Seher se sent introduite dans une chaîne générationnelle qui la questionne sur sa propre agressivité potentielle, ce qu’elle récuse par avance. Car c’est bien d’agressivité dont nous devons parler ici sur ce fond de transmission générationnelle qui se représente en Seher, et au-delà de ses évocations premières d’une violence fantasmatique sadique.

Parlant du fait que le contrat de filiation limite le droit à la différence, C TERNYNCK écrit : « Implicite à toute relation mère-fille, sévit le fantasme de l’union dans et par l’identique. La fillette, en dépit de possibles différences affichées, grandit avec l’idée qu’elle a à perpétuer et à reconduire son destin de femme tel que sa mère, en héritage de celui de sa propre mère, le lui a légué. » Et cet auteur poursuit en précisant qu’objecter comporterait ici un autre risque pour cette fillette : « Admettre que la ressemblance assemble ne va pas sans la contrepartie - ô combien menaçante - de se perdre dans le différent. » [2000, p17] Ce « différent » se présenterait-il dans le cas de Seher sous la forme de la symbolisation proposée par notre structure d’accueil ?

Déjà évitée une première fois deux ans auparavant, cette proposition de secondariser connaît dans les deux entretiens retranscrits ici un destin tout aussi relatif ("Ouais mais moi, je veux vivre, pas réfléchir. Réfléchir ça sert à rien, ça fait des années que je réfléchis…"). Rappelons parallèlement que l’intérêt de Seher à mettre en contact des garçons de sa connaissance avec les autres adolescentes hébergées avait rapidement posé des problèmes de relations à l’intérieur du groupe de pairs en même temps qu’avec les membres de l’équipe éducative, et que ce sont plusieurs sorties nocturnes sans autorisation qui lui ont valu son exclusion temporaire. Il faut enfin préciser que ses absences non négociées et ses indisciplines ont vite rendu difficile, voire impossible, le travail d’accompagnement.

Nous pourrions problématiser ces données en disant que Seher a réinstallé en quelques jours une économie relationnelle comparable à celle dont elle se plaignait dans sa famille, de la même façon qu’elle quitte l’établissement comme elle était partie de chez ses parents. Liées à notre développement sur son identification à l’histoire de maltraitance de sa mère, ces observations nous conduisent à soutenir comme une interprétation forte que l’introduction du conflit dans la relation d’aide est un trait identificatoire à la mère et à cette histoire. Ce qui est refusé du milieu familial fait retour dans la situation d’accueil, Seher exprimant ainsi son incorporation de l’agressivité : "des fois, j’ai l’impression que je préférerais… euh… je dis pas être tapée hein… mais que ça soit dur comme à la maison, et avoir de la liberté, plutôt qu’être ici !"

D’ailleurs nous pouvons relever la prédominance chez Seher d’énoncés autour du forçage, ou de l’inclusion et de l’exclusion : "C’est pour ça que je suis énervée, je tourne en rond ici, alors je sors, c’est forcé…", "Ça sera bientôt comme chez moi ici, autant qu’j’y retourne alors !", "Il faut qu’elle [sa sœur] comprenne qu’on peut pas vivre seulement comme en Turquie. C’est le mariage qui va pas, c’est forcé.", "Une fois elle [sa mère] m’a dit je vais te crever, t’arrêteras d’être toujours dans mes jambes à pourrir ma vie.", "Elle avait une sœur avant elle, adorée par ses parents, et une autre plus jeune. Celle-ci ils l’aimaient tellement qu’ils ne voulaient même pas qu’elle se marie ! Ma mère, « le premier venu tu te tires ! »" En somme c’est comme si cette incorporation donnait lieu à l’énoncé de fantasmes dans lesquels toute entrée ou sortie (des différents noyaux familiaux évoqués, du foyer éducatif, du mariage…) devait être marquée de rupture brutale.