h – L’INTROJECTION EN ECHEC

Il reste que Seher peut être décrite comme n’ayant pas eu l’occasion au cours de son séjour de vivre une expérience où l’objet ayant survécu à ses attaques, elle aurait pu l’utiliser pour un dégagement, fût-il partiel, de sa problématique incorporative et répétitive. L’introjection, qui consiste à intérioriser l’expérience subjective de rencontre avec l’objet, aurait consisté pour cette jeune fille à s’appuyer sur la représentation d’une réponse différenciée de l’objet « institution » vis-à-vis des réponses appropriatrices maternelles. Or on peut voir que Seher entre en relation avec cet objet « institution » comme s’il s’agissait d’un « représentant de cet objet d’amour originel », pour reprendre la terminologie de A. BRACONNIER [1986, p270].

Par ses oppositions au cadre, par ses attaques de cet objet de substitution, Seher paraît gérer l’anxiété consécutive à l’absence de l’image maternelle. De manière plus conceptuelle, c’est un mécanisme de clivage qui peut s’observer ici : l’équipe éducative, comme représentante d’une position maternelle anale-phallique persécutrice, se voit rangée à une place de mauvais objet. Le psychologue, désigné comme celui « en face de qui on peut s’asseoir pour tout dire », recevant les attributs d’un objet idéalisé, imago maternelle primaire et bienveillante, de ce fait exempt de toute charge agressive - au moins est-ce notre interprétation, ce qui doit sans doute être ramené aux conditions temporelles de mon intervention -.

Toutefois ce psychologue n’est-il pas interrogé par l’équipe pour cette prise de décision… que j’apprendrais en arrivant au service le lundi suivant. On peut observer ici un autre clivage, institutionnel celui-là, car les comportements de cette jeune fille ne s’étant pas brutalement révélés, il paraît curieux que cette exclusion n’ait pu être anticipée. Puis ce caractère de passage à l’acte interroge à notre avis un autre miroir que celui dans lequel cette jeune fille paraît prise, cet autre qu’elle tend à l’interlocuteur lorsqu’elle se préoccupe en quelque sorte d’orienter les autres adolescentes hébergées, installant pour le moins une concurrence insupportable à l’équipe. Mais l’occasion et le temps auront donc manqué pour approfondir de tels affects de rivalité, et ce qui peut s’énoncer ici comme une violence institutionnelle doit être problématisé autour du fait que Seher aura dans notre matériel représenté l’archétype de celle qui ne joue pas le jeu dévolu aux jeunes filles dans notre projet, l’interrogation de ce qu’est une orientation, de qui la pratique et de la place du plaisir dans ce temps d’observation n’ayant pu être posée dans un temps de concertation professionnelle (alors qu’elle a pu l’être lors de ma deuxième rencontre avec Seher).

Chronologiquement, c’est un premier clivage qui avait d’ailleurs inauguré la relation de cette jeune fille avec l’institution, lorsque Seher nous avait délivré d’emblée son intériorisation antérieure d’un objet gratifiant « à penser en cas d’urgence », face aux expériences de violence vécues en famille. Or si nous avons pu penser que l’introjection d’une relation, ou l’amorce d’une introjection pouvait être pointée ici, le matériel clinique recueilli ensuite nous amènerait plutôt à avancer maintenant qu’il n’y a pas chez Seher suffisamment de possibilité d’élaborer la perte de l’objet maternel pour passer à une forme introjective durant son séjour. Notre hypothèse est que cette représentation « tableau à trois personnages assis » existait alors sous une forme incorporative, et qu’elle témoignait tout autant de l’emprise dont cette jeune fille se sent l’objet depuis longtemps. L’imago maternelle anale-phallique connaît ainsi des représentants divers, dont l’assistante sociale scolaire (qu’après son faux départ deux ans auparavant Seher n’avait "pas tellement osé aller voir") et l’éducatrice (celle par qui il " faut se faire engueuler comme si c’était ma mère… ").

Il reste à dire à ce sujet que notre dispositif éducatif et/ou clinique n’a pu empêcher ce renforcement des fantasmes, et nous devons reconnaître que mes interventions n’ont visiblement pas produit d’occasion de mise à distance des objets du passé chez Seher. Nous ferons ici l’hypothèse qu’en tant que dispositif éducatif, le placement a installé un cadre de comportements qui évoquait une trop forte proximité avec la situation d’emprise maternelle, soutenant ainsi tous les fantasmes d’incorporation de cette jeune fille. Et c’est jusqu’à son exclusion qui apparaît en fin de compte comme une suite, sinon logique, mais au moins symptomatique de la « détransitionnalisation de la réalité » [C. JANIN, 1996, p24] à laquelle a abouti son expérience institutionnelle. Cet auteur avance que lorsque la réalité correspond de trop près aux contenus fantasmatiques, « l’espace psychique et l’espace externe communiquent de telle sorte que l’appareil psychique ne peut plus remplir son rôle de contenant du monde interne ; [évoquant là un] collapsus de la topique interne. Dans de telles circonstances, le sujet ne sait plus quelle est la source de son excitation, si elle est d’origine interne ou externe. » [Ibid.]

Rappelant avec cet auteur qu’il s’agit là de la définition du traumatisme, nous avancerons que l’excitation progressive de Seher durant son séjour est à notre avis l’héritière de cette indécision topique, ce qu’elle a pu formuler à certains moments ("Si c’est pour être pareil, ça sert à quoi que je sois venue ici hein ?", "C’est ce que c’est pas ma mère l’éducatrice, là…", "Ça sera bientôt comme chez moi ici, autant qu’j’y retourne alors…").