b - LE MATERIEL CLINIQUE

J’ai rencontré Amélie trois fois. La relation a été marquée d’échanges lors du premier rendez-vous. Elle s’y est montrée agréable et désireuse de bien faire ; ses efforts pour décrire la situation et puiser dans ses souvenirs étaient patents.

La tonalité positive de cette rencontre initiale m’avait même fait oublier à ce moment-là l’aspect triste et diaphane de cette jeune fille. Grande, plutôt maigre, elle a la peau très blanche et sa mobilité est plutôt ralentie ; mais c’est le mot « écrasée » qui me viendra souvent à l’esprit durant les deux rencontres suivantes.

Car l’engagement d’Amélie dans les entretiens s’estompera ensuite de manière significative, comme si elle avait « tout donné la première fois ». Elle est alors plus silencieuse, dans des ruminations qui paraissent davantage remplacer que favoriser la verbalisation. Je ressentirai notamment dans le troisième entretien qu’une tonalité agressive est associée à cette attitude de retrait, agressivité contre ce que je vis comme une position de « psychologue qui obligerait à parler », et pourrait faire du mal de cette manière. Mon lien entre cette attitude et la maltraitance vécue dans sa famille était inévitable dans le cours même de la rencontre.

Une particularité de ce matériel clinique est que je n’ai jamais vu cette jeune fille sourire. Non que j’accorde à cette attitude une valeur indicatrice absolue, mais il me semble que cela correspondait pour Amélie à quelque chose de brisé, d’irrémédiablement perdu de l’insouciance de l’enfance ou de l’adolescence. J’ajoute que cette jeune fille fait davantage que son âge, ou plus précisément qu’elle ne fait aucun âge particulier, ce que j’interprèterais comme le fait que la maltraitance paternelle, orientée contre elle-même ou contre sa mère, a projeté Amélie dans une sorte d’indécision générationnelle, avec ses conséquences habituelles de fausse maturité.

Nous avions demandé aux parents d’Amélie de venir nous rencontrer. Seule sa mère s’est déplacée. Cet entretien a eu lieu le jour où j’ai rencontré cette adolescente pour la troisième fois. Cela a peut-être eu des conséquences directes sur l’attitude rejetante de cette adolescente à mon égard, comme une projection de sa culpabilité à découvrir sa mère seule et démunie, dans le contexte de son séjour en foyer comme dans celui d’une convocation : cela avait de fait obligé cette mère - manifestement vécue par sa fille comme vulnérable - à traverser la ville et ses dangers.