Q - Vous n’avez jamais fait constater ces traces ou des blessures ?
- Non… Moi, je crois que ça sert à rien. Quand j’ai été au commissariat, ça a servi à rien, alors… [Puis après un moment de silence] De toute façon, ça a jamais été grave. C’était avec le tuyau de l’aspirateur qu’il me tapait, souvent, il disait que ça laissait pas de traces… Il rigole, non ? Des traces toutes rouges sur les bras. C’est que j’essayais de l’empêcher, moi ! Un soir, j’ai cru qu’il m’avait cassé le bras ! Et tout ça parce qu’il ne trouvait pas les ciseaux… [Puis après un moment de silence] Des fois, il me faisait faire des trucs, c’était n’importe quoi… A genoux pendant au moins une heure sans rien dire, et sur un balai en plus… Ça fait mal, oh ! Et pour rien, hein… Du genre que je voulais voir une copine par exemple…
Q - Et votre mère, elle n’intervient pas ?
- Oh, mais c’est que ça fait peur, hein ? Elle a peur, aussi… De toute façon, elle se faisait engueuler pareil, hein… Un soir, si, elle avait dit que c’était dangereux. Il m’a obligée à aller à La Fouillouse à pied, et à rentrer à pied aussi 33 … Mais il lui a dit "ferme ta gueule, toi ! Si t’étais pas si…" enfin, une injure, quoi… "ça se passerait pas comme ça !" Mais elle, elle y est pour rien ! Mais à l’envers, pareil ! Si elle avait dépensé trop pour les courses, il nous engueulait toutes les deux. J’y suis pour rien, moi… Il gueule pour un rien. Quand il rentrait du travail, avec ma mère, on savait jamais pourquoi il allait gueuler !
Q - Vous avez observé que votre mère était battue par votre père ?
- Non, je crois pas. J’en suis sûre, en fait. Il lui crie dessus, c’est sûr ! Ça pour crier, il se gène pas ! Et puis il lui dit des trucs durs, à se foutre d’elle tout le temps, il la traite, quoi… Mais taper, non…
J’observe à ce moment de l’entretien qu’Amélie attaque finalement assez peu son père, comme si elle se contentait de décrire ses comportements. Je me demande alors si la dévaluation de l’image paternelle viendra plus tard - si tant est qu’elle apparaisse dans ce vécu de peur qui peut faire craindre à Amélie une rétorsion rapide de la part du père où qu’elle soit - ou si cette disqualification a déjà amené cette jeune fille à désespérer de tout changement, ayant donc abandonné toute critique à son égard.
Je ressens en outre dans ce premier entretien qu’Amélie témoigne d’une solidarité très relative avec sa mère, au-delà d’une première présentation de leur communauté de peur. Il me vient alors à l’esprit l’image d’un duo de femmes, ou de filles, devant partager la maltraitance mais prêtes à se diviser assez vite devant l’anxiété que leur inspire leur bourreau. C’est donc la solitude d’Amélie qui prévaut pour moi, et je me demande quelle présence il s’agit pour moi de manifester en entretien pour l’aider à surmonter ce vécu d’isolement face aux adultes.
La Fouillouse est un village distant de chez Amélie d’une dizaine de kilomètres.