II - 5 - 3 - Deuxième entretien

a - UNE PREMIERE RESISTANCE A L’ENTRETIEN

Amélie arrive un quart d’heure en retard à son rendez-vous. C’est l’éducatrice qui travaille à ce moment-là qui le lui a rappelé, et elle a fini par venir en traînant beaucoup paraît-il.

Elle frappe, et entre, la mine sombre. Son aspect triste et déprimé prévaudra alors durant tout l’entretien. Sans que je lui fasse aucune remarque, elle dit :

- J’avais oublié.

Q - Ah…

- En fait, je me souvenais plus de l’heure du rendez-vous, mais j’ai pas demandé parce que j’ai pas envie de parler. Parler de tout ça, moi…

Elle soupire bruyamment comme pour signifier une saturation personnelle. Je comprends ce "parler de tout ça, moi…" accompagné d’une mimique de perplexité comme une façon de me dire qu’elle ne souhaite pas reparler à nouveau de sa situation, peut-être parce qu’elle n’en verrait pas l’utilité, ou ne s’en sentirait plus les capacités personnelles. Je reprends alors cet élément du côté de l’estime d’elle-même, cherchant à soutenir Amélie en quelque sorte :

Q - C’est vrai que ça doit être difficile de parler de ce qui s’est passé chez vous. Ça fait sûrement beaucoup de mauvais souvenirs. Mais il faut être courageuse, vous savez ! Vous avez fait le plus dur… Vous avez réussi à dénoncer tout ça, à vous en sortir, cette fois-ci ! C’est bien de vous être défendue comme ça !

- Ouais, c’est vrai. Mais souvent, je pense à ma mère. Elle, elle est toujours là-bas. Elle est seule maintenant…

Q - Elle a de la famille, des amis sur lesquels elle peut compter ? Ou simplement pour parler ?

- Oh ma mère, elle sort pas beaucoup. Enfin… juste pour aller chercher le pain et les cigarettes, quoi ! C’est pas qu’elle a peur, mais elle aime pas. Des gens, elle en connaît pas… Ou c’est qu’elle les voit plus. C’est qu’elle est pas tellement sociale ma mère !

Q - Elle travaille, ou elle a travaillé avant ?

- Elle a travaillé en blanchisserie, mais on l’a arrêtée parce qu’elle était pas assez rapide, trop lente elle était.

Q - Oui, c’est ça. Vous m’avez parlé de ça la dernière fois. Son handicap…

Amélie se met alors ostensiblement à regarder par la fenêtre, ce que j’entends comme une façon de manifester son refus de continuer l’échange. Cela me surprend un peu dans la mesure où après son entrée en matière quelque peu négative, j’avais eu l’impression qu’elle était enfin entrée dans l’entretien à travers sa sollicitude pour sa mère. Peut-être la charge de tristesse liée à la situation de sa mère…

Q - Il y a un problème ? Ça vous fait de la peine de penser à la situation de votre mère ?

- Non… Enfin… un peu, quoi. C’est pas de parler ou de vous voir, hein… Mais d’être loin de chez moi, ça ennuie.

Q - Vous voulez dire que quelque chose vous manque…

- …

Q - Ecoutez Amélie, je pense que d’être dans ce foyer, ça a des avantages pour vous, par rapport à ce qui se passe de violent avec votre père. Mais c’est vrai que sur votre vie habituelle, ça a aussi des inconvénients, votre quartier, vos affaires chez vous, et bien sûr le fait que vous ne soyez plus en contact avec votre mère… Mais je vois pas comment vous pourriez faire autrement pour l’instant. Alors ça serait bien que vous puissiez parler de votre mère, de comment elle est, de vos sentiments pour elle, ça vous permettrait peut-être de comprendre ce qui se passe pour elle et pour vous, et puis ce qui fait que la famille est dans cette situation-là…

Comment ai-je prononcé ces mots ? Peut-être d’une manière un peu grave, sentant l’entretien échapper à son objectif de verbalisation… Mais le retard et la résistance d’Amélie n’ont-ils pas suscité en moi un agacement qui s’est traduit par un ton un peu vif, une tournure assez directive ? Toujours est-il que la manière d’enchaîner de cette adolescente, apparemment électrisée par le ton de ma répartie, sinon par son contenu, ne peut pas ne pas m’apparaître à ce moment-là davantage comme une obéissance à mon exigence que comme une volonté de s’exprimer.