e - UN ELEMENT INATTENDU

Q - C’est vrai que de vous mener la vie aussi dure, ça change rien dans ses problèmes personnels… Et puis vous y êtes pour rien, vous…

- Ah ben ça c’est sûr !

Q - Je me disais… Comme ça hein ! Le fait que vous soyez une fille, est-ce ça a pu avoir de l’importance pour votre père, qu’il aurait peut-être préféré avoir un garçon…

- Je sais pas. Peut-être, oui… C’est vrai qu’avec Gaspard, ça se passait pas, ça. Mais c’était pas son fils, il le disait des fois. Mais c’était pas une raison pour me taper dessus, hein ?!

Q - Oui, c’est bien pour ça que votre démarche de partir était justifiée, et que…

- Et mon chien ?!

Q - … ?

- Oui, mon chien d’il y a trois ans… Lui, il a pas pu aller au commissariat, lui ! Il est mort. Mon père il l’a tué. Il l’avait mis sur le balcon pendant l’hiver, il le tapait tout le temps. A la fin, il lui versait de l’alcali dessus. Il a fini par mourir…

Q - Ah bon ? C’est possible ça ?! Mais vous n’avez rien pu faire, vous ou votre mère ?

Cette image, d’autant plus forte qu’elle est amenée par Amélie comme une association à sa propre situation de maltraitance, me sidère un peu et je me surprends à penser que le souvenir est un peu forcé, peu réaliste. Toutefois me revient soudain à l’esprit que j’avais lu quelque chose d’identique sur le procès-verbal de police. Sans doute avais-je privilégié dans cette lecture les violences infligées à cette jeune fille plutôt qu’à son chien… oubliant que cet animal peut représenter un objet d’identification dans le destin de cette petite fille confiée aux uns et aux autres, maltraitée par le père et menacée de mort à plusieurs reprises. D’ailleurs c’est d’abord un cri de petite fille qui me paraît soutenir cette protestation ("et mon chien ?!"), plus que celui d’une adolescente qui souhaiterait venger son "chien d’il y a trois ans".

- Ah ben non hein… C’est que mon père, c’était l’époque où il était vrai violent, tout ça. Déjà j’en avais marre de me faire taper, alors… Il m’avait dit que si je faisais quelque chose, c’est moi qu’il allait tuer. Je crois qu’il l’aurait fait. Il lui avait blessé une patte, il saignait, il pouvait plus bouger… C’était n’importe quoi à la maison. Ma mère elle buvait bien à ce moment-là… C’était n’importe quoi.

Q - Je comprends, ça a dû vous faire de la peine… Vous y repensez des fois. Mais pourquoi vous en parlez, là, maintenant ?

- Ben c’est pas qu’à sa famille qu’il s’en prend mon père. Ce que vous disiez, là, tout à l’heure, sur qu’il sait pas être mon père… Avec mon chien, c’est pas une histoire de ça hein… !

Q - Oui, c’est vrai… On peut penser ça. Mais peut-être que c’est parce que c’était votre chien à vous et qu’il pensait que ça vous forcerait à obéir, ou à faire ce qu’il vous demandait…

- Oui ben mon chien, il y était pour rien, lui.

Amélie prononce ces derniers mots comme s’ils ne souffraient d’aucune répartie, mettant un point final à notre échange sur ce souvenir douloureux. Je reste toutefois surpris par ce que je ressens dans l’ensemble comme une contestation de mon hypothèse concernant son père et ses attitudes offensives. N’ai-je pas à ce moment de l’entretien introduit une idée trop difficile à accepter pour Amélie, parce qu’elle mettait en cause la capacité de son père à assumer une position paternelle ("c’est comme si il souffrait d’être dans cette situation d’être le père de quelqu’un…"), ou parce que j’insinue que son père puisse souffrir, volant en cela à Amélie son statut de victime ?