f - UNE DELICATE DISTANCE RELATIONNELLE

Cette rencontre se terminant bientôt, j’observe que son début et sa fin ont été pour Amélie des occasions de s’opposer à mes arguments explicatifs au sujet de son père. La protestation de cette adolescente rappelant in fine que la mort de son chien montrait bien que le problème ne se situait pas dans les difficultés de son père à assumer la paternité n’a pas seulement la forme d’un cri de petite fille se souvenant de sa tristesse et de son effroi de l’époque. Ce rappel pourrait avoir aussi une fonction anti-confusionnelle pour Amélie, nécessaire au moment où notre élaboration trouverait en elle une dépendance qui la lie à son père. Ce qui se passerait là en fait, c’est qu’Amélie aurait surtout à se convaincre elle-même du sadisme du père et de la nécessité de ne plus espérer en lui. Ceci confirmerait la défaillance du travail de la représentation chez cette jeune fille, qui verrait dans des arguments nuancés sur son père non pas l’introjection d’une mise en perspective de ses attitudes agressives, mais la mise en danger de son organisation défensive vis-à-vis de la violence physique en tant qu’objet introjecté.

Mais ces éléments ne nous amènent-ils pas à repérer qu’Amélie, loin d’avoir intériorisé une violence fantasmatique à partir des mauvais traitements paternels, semble se représenter ces attitudes comme des mouvements d’agressivité à son encontre ? Cette adolescente paraît lutter, par ses mouvements réactifs, contre cette dernière réalité psychique, laquelle semble alimenter son sentiment d’emprise, parce que cette maltraitance témoigne pour elle de la persistance d’un lien plus que de sa suppression. Peut-être retrouvons-nous ici les effets de la séduction paternelle évoquée supra, qui freinerait Amélie dans la construction d’un fantasme de violence paternelle.

Mais pressentant que je demande à Amélie plus qu’elle ne peut travailler ici, je reprends la parole, anticipant alors sur la fin de l’entretien :

Q - Tout à l’heure, vous êtes arrivée, vous ressentiez que vous n’aviez pas envie de parler. Il me semble que ça a bien changé en cours d’entretien. Comment on peut comprendre ça ?

- Ah ben y a rien à comprendre hein… C’est comme ça. Si je parle, je parle…

Q - Je sais pas… Je me demandais si vous aviez pas l’impression à certains moments, je dis bien à certains moments, que ça sert à rien de parler de tout ça… ou qu’en tout cas la solution pour vous ne viendra pas de ces échanges-là, avec les adultes du foyer je veux dire… mais c’est pas parce qu’on essaie de comprendre pourquoi votre père fait tout ça que ça veut dire qu’il a raison, Amélie ! De toute façon, il a pas le droit de se conduire comme ça !

- …

J’attends un long moment une réponse qui ne vient pas, tout en réfléchissant à ce type de situation dans laquelle je demande à une adolescente de s’exprimer sur sa résistance à s’exprimer… ce que j’associerais volontiers sur la question du forçage anal. Me revient aussi à l’esprit mon questionnement du premier entretien, dans lequel sa solitude face à ses parents m’avait conduit à m’interroger sur le type de présence que je pouvais manifester dans l’entretien. Un entretien plus tard, le souci de ne pas répéter l’appropriation forcée du corps de cette adolescente (et de ses productions) par son père via sa verbalisation me conduit à me demander comment ne pas être trop présent dans la relation ! Ce va et vient me semble en tout cas révélateur de ce type de problématique, que je formalise alors comme un délicat réglage de distance relationnelle, centré sur la question de l’emprise et de son desserrement, et qui envahit régulièrement l’espace transférentiel et contre-transférentiel de ce type de problématique.

Quelques minutes se sont écoulées en silence, et je choisis de concrétiser ma réflexion en laissant Amélie à son absence de réponse sans commentaire aucun. Elle sort après avoir entendu le moment du rendez-vous suivant.