b - UN DEPLACEMENT D’INQUIETUDE

Après que je me sois présenté - ma collègue avait eu l’occasion de le faire pour elle-même quelques jours auparavant - je précise à cette mère que nous la rencontrons dans le cadre du placement de sa fille, ordonné par le Procureur dans un but de protection après qu’Amélie se soit plainte des mauvais traitements paternels. J’exprime notre regret de l’absence de son époux, et commence l’entretien ainsi, face à une personne qui n’a toujours pas prononcé un mot depuis que je suis entré dans la pièce :

Q - Qu’est-ce que vous en pensez, vous, de la situation d’Amélie à la maison et du fait qu’elle ait demandé à partir ?

- Ben… C’est comme ça. C’est bien triste. Elle est gentille Amélie. Mais lui, il est comme ça. Ça lui prend… On peut rien faire.

C’est le long silence qui succède à cette courte réponse, et j’ai alors le sentiment que l’entretien ne se présente pas comme particulièrement prolixe.

Q - Vous dites « il est comme ça », qu’est-ce que ça veut dire pour vous ?

- Ça lui prend comme ça. On sait pas pourquoi. Encore vendredi, il a tapé le chien. Il fait ça, quoi. On dirait qu’il faut qu’il tape, c’est comme ça.

Q - Vendredi, c’était le jour du rendez-vous chez la Juge pour enfants…

- Oui, oui, c’était vendredi.

Q - Non, je veux dire… Peut-être que votre mari il était énervé par quelque chose qui a à voir avec ce rendez-vous ?

- Oh non, je crois pas ! Il a pas pu venir. Il n’est arrivé qu’à la fin ! [Puis après un silence] Je vais téléphoner à la SPA, pour qu’ils le reprennent.

Q - Ça vous inquiète, cette histoire de chien ?

- Ben c’est qu’il y a quelques années, il nous en a tué un, un chien d’Amélie… J’ai peur que ça recommence…

Au-delà du tableau d’une mère qui semblerait parler plus facilement du chien que de sa fille - un sujet en valant un autre, l’une étant à l’abri et l’autre pas - je ressens à ce moment-là quelque chose qui m’avait échappé lorsqu’Amélie m’avait spontanément parlé de la mort de son chien, à savoir que cet animal reçoit de chacun dans la famille diverses projections (sans humour noir concernant la barbarie du père) qui permettent de dire quelque chose qui reste occulté dans le discours de chacun. Pour cette mère, la préoccupation insistante concernant la SPA m’apparaît comme une intention affichée qui soulagerait d’une éventuelle culpabilité, mais qui parle surtout de l’angoisse d’avoir affaire à un mari tueur. Je me demande toutefois si ces affects se représentent ainsi en elle, ou si l’évocation du chien témoigne que quelque chose ne peut qu’être déplacé sur un autre plan. J’observe alors qu’apparaît en moi le même type d’interrogation sur la possibilité d’un travail de représentation chez la mère que chez Amélie.