c - UN DIFFICILE RECOURS A LA VERBALISATION

Q - Il y a longtemps que ça se passe comme ça à la maison, cette violence, tout ça ?

- Oh oui et non… Je crois que ça a commencé après que les enfants sont revenus avec nous. Oh, peut-être bien l’année qui a suivi.

Q - Et au début, vous avez peut-être essayé d’en parler avec votre mari, ou avec les assistantes sociales ?

- Oh ben non. Je pensais que c’était le début, il fallait qu’il s’y fasse.

Q - Il n’y avait pas d’aide possible ?

- Je sais pas…

Q – Lorsqu’Amélie est revenue chez vous, elle était avec son frère…

- Ah oui ! Les deux enfants, les deux.

Q - Et la violence de votre mari, c’était seulement sur Amélie ?

- Oh ben oui, plutôt… Mais crier, ça, c’est sur tous, hein.

Q - Le départ de votre fils, ça a à voir avec le fait que votre mari frappait votre fille ?

- …

Cette mère paraît ne pas comprendre le lien entre ces deux événements. Elle me regarde de manière dubitative pendant un long moment. Mais puisqu’on parle de départ…

Q - Ça a dû vous ennuyer, j’imagine, qu’elle demande à partir de la maison… Comment ça se passe depuis qu’elle n’est plus là ?

- Oh, ça m’a fait du mal quand elle est partie. J’avais qu’elle. Maintenant je suis toute seule. Elle rentrait de l’école, je l’attendais. On sortait en ville, des fois. Je sors jamais, on était bien.

Q - Vous dites "on", ça veut dire que vous vous sentez très proche d’Amélie ?

- Oui.

Q - Comment ça s’est passé cet arrêt de l’école par Amélie ? J’imagine que ça aussi, ça a dû vous ennuyer.

- Ben oui… C’est son père. Il s’en foutait. Ça l’a pas motivée. J’ai été voir la directrice, elle est gentille. Elle a recommencé Amélie, elle y est retournée, pis elle a plus voulu y aller.

Q - Et vous n’avez rien pu faire ?

- Ben je lui ai dit que c’était bête.

Plus avance l’entretien, et plus je ressens pour moi-même l’écrasement dans lequel Amélie m’avait parue prise elle-même dans nos rencontres. Mes questions me paraissent lourdes, banales, voire inutiles, comme si il n’y avait rien à faire, ou rien à dire… Je repense à ce qu’Amélie m’avait dit deux semaines auparavant : "Moi, je crois que ça sert à rien. Quand j’ai été au commissariat, ça a servi à rien, alors…", et je me demande quelle utilité a cet entretien-là, avec cette femme démunie, qui ne paraît pas bien comprendre les enjeux de cette situation de maltraitance, qui laisse torturer sa fille et tuer le chien, entretien d’autant plus questionnable qu’il se déroule en l’absence du principal personnage, ce père irascible qui semble faire ce qu’il veut en toute impunité.

Il me semble aussi qu’apparaît dans cette rencontre un problème de distance relationnelle entre cette mère et sa fille, à la fois très proches dans les évocations maternelles, notamment à travers ce "on" qui ponctue les évocations d’affects ("on a peur", "on peut rien faire"…), et très lointaines, comme lorsqu’Amélie arrête sa scolarité sans que la mère s’engage dans cette question. J’observe une situation de miroir, dans cette détresse commune, mais qui ne peut faire oublier la dépendance dont la mère fait preuve vis-à-vis de sa fille. Ce difficile réglage de distance relationnelle, je l’attribue au fait que nous ne sommes pas dans la situation où cette mère exprimerait des affects à mettre en perspective pour mieux comprendre Amélie (tristesse, déception, angoisse), mais face à une personne qui fige défensivement toute représentation sous la forme de tableaux stéréotypiques et angéliques (une représentation des relations en termes de gentillesse ou de méchanceté…).