c - LA SINGULARITE DES ATTITUDES PATERNELLES

A aucun moment des situations antérieures de cette recherche un familier n’avait été décrit dans de telles attitudes sadiques à l’encontre d’une adolescente. Le fait qu’il s’agisse d’un adulte ayant autorité sur Amélie ajoute encore à l’inacceptable de la situation, et je dois ajouter que ces descriptions de violence physiques et de torture (y compris en direction du chien d’Amélie) n’ont pas été sans conséquences sur ma manière de conduire l’entretien. Ceci est généralisable aux quelques situations comparables qu’il m’a été donné de rencontrer.

La reproblématisation de cette situation est d’ailleurs l’occasion de dire ici que mes représentations de la violence intrafamiliale sont généralement connotées d’éléments explicatifs qui, dans une modalité peut-être défensive, en tout cas rationalisatrice, modèrent leur caractère de cruauté sadique. Les sentiments d’impuissance et d’angoisse dont j’entends les proches témoigner, fussent-ils agresseurs, tendent à répartir la violence entre tous dans le cercle familial, ces affects étant pour moi le signe que tous sont touchés par les coups (même si la douleur physique reste bien sûr inégalement ressentie…). Ma représentation d’une « montée de hurlements précédant un déferlement de coups assez réactifs sur fond de décharge pulsionnelle » reste un paradigme qui me permet certainement de relativiser les propos de beaucoup de jeunes filles lorsqu’elles évoquent la froideur sadique avec laquelle elles sont traitées en famille.

Dans le cas d’Amélie, l’organisation matériellement soignée de la maltraitance ne permet pas qu’une telle représentation fonctionne dans mon écoute. Et moins qu’échanger avec ce père pour mobiliser en lui autre chose que de l’agressivité, c’est de l’empêcher de nuire par tous les moyens qui envahirait volontiers mes associations durant les entretiens… avec sa fille, donc d’empêcher celle-ci de retourner chez elle.

Notre idée est que les modes avec lesquels la violence corporelle est perpétrée ici recèlent en eux le caractère de la perversion. Donner des coups avec le tuyau d’aspirateur et forcer sa fille à s’agenouiller sur un balai auraient à voir avec la mise en place d’un objet phallique sur le corps de sa fille, ce que nous pouvons associer sur l’éventuelle déception du père de ne pas avoir eu un garçon. Rappelons que s’il y a bien un garçon à la maison, c’est celui que sa femme a eu avec le frère de ce monsieur à une époque qui a précédé l’arrivée de sa propre fille. Souvenons-nous d’ailleurs que le père ne paraît pas faire à Amélie le reproche qu’elle soit une fille (ce qui serait plutôt une caractéristique de la situation de Seher), et qui la situerait in fine dans l’ordre de la différence des sexes.

C’est réellement par un travail sur cette féminité et sa mise en scène que le problème est approché par le père d’Amélie, comme d’obliger sa fille à cette marche forcée nocturne digne d’un stage commando, assez peu adaptée à une jeune fille de quinze ans au moment de cet événement.

Rappelons qu’il existe « une distinction entre la perversion, en tant que structure, et les conduites perverses observées chez des patients présentant une structure névrotique. Les conduites perverses des patients névrotiques se présentent habituellement en alternance avec des conduites sexuelles normales et s’accompagnent régulièrement avant et après coup de malaise et de culpabilité. » [R. PELSSER, 1994, p772] Souvenons-nous d’ailleurs de ce que décrivait la mère d’Amélie des attitudes de son mari dans les instants qui suivaient ses poussées de violence : "c’était comme ça après qu’il la tapait, ça retombait. Des fois il pleurait." Nous avancerons aussi que c’est sur ces mouvements de repli pulsionnel et de retour d’expression affective adaptée que se fonde chez cette adolescente une partie de l’espoir que quelque chose se modifie à la maison, même si son retour n’est pas seulement lié à ce souhait conscient de changement, mais bien à la force de l’incorporation.

C’est pourquoi nous parlerons ici de conduites perverses, le père d’Amélie nous semblant dans la nécessité de contrôler l’autre et sa subjectivité. A l’inverse de ce qui se passe avec son épouse, qui ne nous a pas semblé manifester une bien grande prétention féminine, Amélie et son adolescence mettent à rude épreuve ce besoin d’emprise paternelle par des revendications propres à cet âge (« aller danser », « voir une copine »), avec les conséquences de « faire du bruit » que l’on peut imaginer.

Nous ramènerons en outre ces observations au propos de M. COURNUT-JANIN, dans un texte déjà cité supra, évoquant chez le père le réveil de l’angoisse de castration par l’apparition de la puberté de la fille. C’est un « réveil d’autant plus bouleversant pour l’équilibre pulsionnel de celui-ci que la fille, devenue femme, manque à jouer le rôle d’objet phallique narcissique qui, tout un temps, servait dans l’économie familiale à endiguer les effets de la peur de la féminité. » [1988, p308] Avançons l’hypothèse que le père d’Amélie déploie ici ses défenses perverses pour rétablir chez sa fille le phallique qui fait défaut à son organisation narcissique, ceci pouvant être mis en lien avec le fait que c’est dès l’arrivée de sa fille à ses côtés que ses attitudes offensives ont débuté, et en exclusivité contre Amélie par rapport à son frère.