e - UNE CONTRE-AGRESSIVITE PEU PRESENTE

Seconde observation concernant cette situation, le destin de la pulsion agressive trouvera sa place dans cette première reproblématisation. Amélie est de loin de nos cinq situations celle qui reçoit le plus de maltraitance dans le cadre de sa famille, et le fait que ce soit le père qui organise cette violence peut être considéré comme un élément aggravant dans le vécu heurté de cette jeune fille. Ainsi « de qui viendra la protection si celui qui est en charge de me protéger m’agresse de cette manière » est une question que pourrait formuler Amélie, et peut-être davantage que les autres jeunes filles de notre clinique, dans sa propre situation de victime.

Pour autant, les entretiens ne révèlent pas qu’elle organise une réelle contre-agressivité réactionnelle, et ses propos restent descriptifs à ce sujet. Dès le deuxième entretien, nous avons vu d’ailleurs qu’une théorie explicative tendait à exonérer le père de l’essentiel de sa responsabilité en raison du fait qu’il avait été "abandonné quand il était petit".

La causalité avancée par cette adolescente n’est ensuite pas dénuée de perspicacité conceptuelle. Ses propos pourrait être traduits par l’idée que c’est la violence d’abord reçue par le père dans son propre vécu d’abandon qui est retournée et déplacée sur autrui, et notamment sur sa propre fille, s’agissant d’une question de filiation en souffrance ("c’est pour ça qu’il est comme ça", "… il en veut à tout le monde").

Ajoutons qu’aucune injure n’émaille les propos d’Amélie au sujet de ce père, et qu’elle ne verbalise pas de projet de vie avec sa mère qui exclurait celui-ci de l’univers familial. Certes, nous pourrions dire qu’Amélie évoque ainsi ses sorties avec celle-ci lors du deuxième entretien : "Je l’emmène faire les magasins, allez on y va, hein… Juste les vitrines, quoi, mais on est bien ! On est sans mon père, quoi… on est bien." Mais si cette jeune fille témoigne alors de son sentiment de bien-être commun, observons qu’elle le limite aux sorties en ville, sur le mode de se constituer seulement quelque repos dans l’affrontement inévitable avec le père.

Cette entente entre fille et mère renvoie d’ailleurs à une courte description autobiographique qu’Annie ERNAUX fait de ces sorties à deux, moments et signes partagés en l’absence du père : « A cette époque, il a commencé d'entrer dans des colères, rares, mais soulignées d'un rictus de haine. Une complicité me liait à ma mère. Histoires de mal au ventre mensuel, de soutien-gorge à choisir, de produits de beauté. Elle m'emmenait faire des achats à Rouen, rue du Gros-Horloge, et manger des gâteaux chez Périer, avec une petite fourchette. Elle cherchait à employer mes mots, flirt, être un crack, etc. On n'avait pas besoin de lui. » [1983, p74]

Toutefois cette relation décrite, qui s’appliquerait aussi bien au cas d’Amélie, ne nous semble-t-elle pas exclure le père. Car c’est sur fond de son absence physique et de ses caractéristiques négativées que ces réunions mères filles se déploient, comme autant de façons de jouir de son absence. Liberté imaginée, absence de pression, miroir sans obstacle, ces duos de femmes paraissent rire de cette perte de maîtrise paternelle comme des garnements qui profiteraient du dos tourné de l’instituteur pour échanger des grimaces. Ici aussi le lien paraît maintenu, interrogé tout au plus dans sa lourdeur habituelle. L’agressivité filiale semble construite contre l’agressivité paternelle, reprise et travaillée dans ces moments de complicité féminine. Là encore, la violence fantasmatique semble absente des contenus de pensée, comme si le lien ambivalent au père survivait sans problèmes à la maltraitance.