f - UNE IMAGO INCORPOREE INTOUCHABLE

Parallèlement à la réserve de l’agressivité verbale en direction de l’image paternelle, les entretiens avec Amélie ont montré que cette adolescente s’opposait progressivement aux contenus de nos rencontres, jusqu’à remettre en cause l’entretien lui-même par ses attitudes résistantes, faites d’agressivité objectale - son ton réactif et moqueur - et de repli narcissique - ses silences et refus de répondre -. Ces éléments doivent être rapprochés de la manière avec laquelle le séjour d’Amélie s’est terminé, fugues et silences obstinés ayant précédé son irrépressible retour.

Ces trois rencontres avec cette jeune fille m’ont ainsi fait vivre quelque chose du côté de l’espoir déçu et même un certain abattement lorsque le troisième entretien a fait apparaître sa reprise du discours paternel après qu’elle ait revu son père sur un mode apaisé, suscitant une certaine agressivité en moi...

Mes tentatives de travailler avec Amélie ce qu’il pouvait y avoir en elle de désir de retourner en famille n’ont connu aucune réussite. Sa farouche résistance à reconnaître cette éventualité m’a un peu ébranlé dans ma certitude, jusqu’à interrompre mon questionnement. Car il n’y avait rien que cette adolescente verbalisait à ce sujet et mon approche s’étayait sur l’expérience d’autres situations, d’autres décisions « définitives » de ne "jamais remettre les pieds là-bas", qui occasionnaient les mêmes résistances à les élaborer, et qui se sont tout autant soldées par des retours empreints de passages à l’acte agressifs vis-à-vis de l’équipe éducative et/ou de moi-même à ce moment-là.

Mais si la suite a confirmé la pertinence de ma généralisation, une question reste posée sur un plan technique : celle d’apprécier les conséquences d’avoir abordé de manière aussi directe cette imago incorporée, que nous définirons comme une « figure parentale agressive avec ses effets d’attachement ». Nous avons déjà évoqué ce qu’est un incorporat, lequel n’a pas le statut d’une représentation objet d’investissements libidinaux et agressifs, et mobilisable dans une visée élaborative. Cette incorporation, rappelons-le, a pour le sujet l’objectif d’échapper au deuil, et ceci dans un fantasme qui « consiste pour le self à se ramasser à l'intérieur d'un objet situé lui-même à l'intérieur du psychisme, et qui représente un objet incorporé, cela aussi bien en l'absence qu'en la présence de l'objet réel. » [A. CICCONE, M. LHOPITAL, 1991, p24]

Tenter de travailler ce rapport d’Amélie à cet objet fantasmatique a sans doute été une erreur de ma part, ce que cette recherche nous donne l’occasion de conceptualiser. Cette jeune fille ne peut manifestement interroger cette relation avec ce personnage parental, relation construite dans les mouvements affectifs de la petite enfance et dans le cadre d’un lien à la mère qui semble avoir été insécurisant pour Amélie au vu de la fragilité de cette personne. Nous pourrions aussi réfléchir ici à la discontinuité des prises en charge institutionnelles, qui ont peut-être aggravé cette vulnérabilité de l’image maternelle. Ainsi travailler cette imago paternelle dans le sens de la perte et du deuil dans un contexte où le lien transférentiel est loin d’être suffisamment établi pouvait-il connaître un autre destin que le renforcement des défenses d’Amélie ?

Enfin il y a là toute une fonction de la dénégation chez cette adolescente, celle-ci obérant « objectivement » les mouvements psychiques marqués de soumission et de désir que nous avons déjà soulignés ici. « Objectivement » parce que la réalité des mauvais traitements aide Amélie à saisir au-dehors d’elle, dans une théorie explicative des affects en question, analogue à une « théorie de la séduction par l’objet », qui semble lui confirmer qu’elle n’est pas pour grand chose dans le monde fantasmatique qui se déploie en elle. Concernant la cure, R. ROUSSILLON dit que « la structuration de cette forme, qui place le sujet en position de récepteur passif, rend possible une déflection du « mal » vers le dehors qui soulage le sujet des attaques surmoïques… » [1999d, p1666] Evoquer cette éventualité du retour, c’était alors situer en elle un des ressorts de la violence familiale et convoquer cette adolescente en tant que sujet de la soumission, susceptible dès lors d’encourir ces « attaques surmoïques » citées par R. ROUSSILLON, qui viseraient alors ce que le moi s’inflige dans ce rapport à l’objet paternel.

D’autre part nous pouvons lier notre difficulté au renversement qui s’est constitué dans le cours de nos rencontres, observable dans le mode sur lequel Amélie investit nos entretiens. Car si cette jeune fille se plaint des mauvais traitements paternels à son encontre, puis au détriment de sa mère, et enfin contre son chien, je note qu’elle installe assez rapidement une relation avec moi dans lequel son activité est assez dominante. Il n’y a en effet guère de passivité dans ses attitudes transférentielles, comme si Amélie savait comment agir dans ces situations marquées par des nécessités décisionnelles (qui parle, qui ne parle pas, qui décide de quoi on parle, qui pose une limite à ce qui est dit…), installant même un certain rapport de forces entre nous deux 40 .

Soumission au père, activité face aux autres adultes, Amélie manifeste ainsi une identification à l’agresseur, identification partielle à l’agressivité du père, notamment dans la disqualification que ce dernier produit au sujet du dispositif institutionnel en tant que dispositif de parole et d’élaboration. Son refus de participer à notre entretien en tant que parent, sa prise en charge d’Amélie après le rendez-vous chez la Juge - prise en charge qui tend à banaliser la démarche entreprise par cette adolescente -, ses propos sur les jeunes filles accueillies dans le foyer avec Amélie, toutes ces interventions sont reprises par celle-ci, à travers ses silences ou ses refus au cours des deuxième et troisième entretiens.

Notes
40.

Bien sûr, il ne s’agit pas d’oublier qu’au delà de l’attitude singulière de cette jeune fille, le rapport de forces existe bel et bien dans une relation plus ou moins imposée, et d’autant plus dans un contexte de placement judiciaire. Que Amélie le problématise plus que d’autres a certes un sens pour son économie psychique, la question étant à mon niveau de ne pas nier qu’il existe et qu’il a toujours des effets sur les jeunes filles rencontrées.