g - UN CONTRE-TRANSFERT MATERNEL

Nous devons toutefois aller plus loin dans l’analyse des investissements réciproques des entretiens, faisant l’hypothèse que transfert et contre-transfert disent quelque chose de la situation intersubjective d’Amélie et de ses parents.

Ainsi la plainte de cette adolescente a d’abord visé une image paternelle agressive et injuste, et cette expression a rencontré en moi une position protectrice, marquée de volonté d’apaisement et d’anticipation inquiète sur son éventuel retour à la maison.

Bien sûr le fait d’être mis en situation d’entendre et de se représenter des scènes de sadisme ne peut être traité sans faire intervenir ce que ces propos peuvent susciter comme réactivation de la violence interne de tout interlocuteur. Celle-ci, que je dois me garder alors de projeter défensivement sur l’image paternelle qui se construit au fil des entretiens (c’est lui qui serait violent, très violent même, et certainement pas moi), pourrait aussi se traduire par une fascination morbide ou par l’installation d’une dynamique de répétition sado-masochique dans l’entretien, avec ses conséquences de culpabilité inconsciente.

Une issue à ces enjeux contre-transférentiels a peut-être été de m’identifier à mon idéal de mère qui protègerait enfin cette adolescente victime (ce qui est aussi ma façon surmoïque de condamner la passivité de cette dame). Mais ce que nous qualifierons ici de contre-transfert maternel a pu avoir pour conséquence de faire disparaître l’élément paternel de nos rencontres. Bien sûr l’élément tiers reste représenté par le contexte institutionnel marqué par la réalité du placement judiciaire, mais l’hypothèse est ici que certains moments des entretiens lui font vivre une potentialité de relation à une figure maternelle apaisante qui l’aiderait à échapper aux comportements du père.

Les attitudes d’Amélie peuvent ainsi être référées d’une part au refus d’entrer en relation avec un tel contre-transfert contenant pouvant susciter un vécu fusionnel - et sans doute pouvons-nous associer à cette figure l’ensemble institutionnel lui-même -, ce qui reviendrait pour elle à abandonner sa mère une seconde fois, d’autre part à ses tentatives répétées de faire surgir du père, à visée dé-fusionnante dans un tel contexte de risque identitaire, puis en raison de l’identification à ce père sur le mode de l’identification à l’agresseur comme nous le soulignions supra (certains passages des entretiens peuvent faire penser qu’Amélie tient le rôle de son propre père méprisant devant des attitudes maternelles vulnérables représentées par moi).

Ce que nous dit cet ensemble transférentiel et contre-transférentiel, c’est aussi qu’Amélie se trouve face à un double impératif de sauvegarde narcissique : d’abord une nécessaire préservation de ses objets internes, laquelle passe par le maintien d’une relation positive avec une imago maternelle dépendante, préservation pour laquelle l’imago paternelle constitue un refuge en ce qu’elle amène une possible distinction d’Amélie et de sa mère - observons ici combien Amélie est révoltée par l’indifférenciation mère-fille contenue dans certaines critiques du père ("De toute façon, elle se faisait engueuler pareil, hein… Mais elle, elle y est pour rien !", "Mais à l’envers, pareil ! Si elle avait dépensé trop pour les courses, il nous engueulait toutes les deux. J’y suis pour rien, moi") -, mais double impératif de sauvegarde si l’on considère la nécessité de se protéger de l’emprise du père, autre enjeu narcissique qui l’amène soit à une autre indifférenciation avec sa mère sur le modèle d’une communauté de victimes, soit à quitter la scène familiale, perdant du même coup ses appuis identificatoires.

C’est d’ailleurs bien cet ensemble de mouvements psychiques qui se joue tout au long des entretiens, dans cette succession de positions maternelles et paternelles que nos échanges m’amènent à tenir face à Amélie, elle-même mise en situation de produire des contre-attitudes liées à ses représentations de fusion, d’emprise ou de perte inélaborable.

Il semble bien que nous touchions là à un problème technique d’abord lié aux conditions de l’entretien lui-même, pris dans des impératifs de protection commandés par les tutelles (la Juge pour enfants a parallèlement à son placement confié Amélie en garde à l’Aide Sociale à l’Enfance), et qui renvoient à notre responsabilité de professionnels. Car cette nécessité nous fait beaucoup dépasser la neutralité d’une autre position, plus à distance sur cette question, et qui aurait pu permettre qu’un autre discours, une autre analyse et une autre relation s’installent. Il reste qu’Amélie finit par rentrer en conflit avec les adultes ayant répondu à sa demande initiale, et que cette issue peut être éclairée par les propos de P. GUTTON évoquant les « impasses de l’identification et du développement (…), sans tiercité suffisamment bonne. La répétition à l’identique de la passivation et l’activation imitative de l’agresseur ou du séducteur contribuent à y approfondir la rupture du lien social. » [2002, p202]