a - L’INCORPORATION VUE COMME UNE ACTIVITE DU MOI-PEAU

Prolongeons la citation précédente en faisant l’hypothèse que la dimension effractive des coups contredit l’élaboration de cette limite entre le dedans et le dehors, et que l’expérience vécue alors par toutes ces jeunes filles ne pouvait en aucun cas donner lieu d’emblée à un processus aussi élaboré que l’introjection. A cela s’ajoute le fait que l’adolescence, comme nous le rappelait P. JEAMMET dans notre citation de la page 47, est le moment où l’entourage représente « … un contenant, suppléant l’appareil psychique de l’adolescent débordé par ses conflits, l’aidant à organiser ces derniers, à veiller sur lui et à rendre plus tolérable son angoisse. » [1980a, p73] Ainsi ne peut-on pas dire que lorsque l’entourage contredit cette fonction contenante par l’attaque de l’enveloppe physique du sujet, c’est-à-dire la surface corporelle vécue comme délimitant le dedans du dehors, l’incorporation est le seul mouvement qui reste possible ?

L’évocation de la théorie de D. ANZIEU sur le Moi-peau nous permettra ici d’avancer un éclairage pour cette notion d’incorporation dans les situations de mauvais traitements. La fonction d’enveloppe psychique dont parle cet auteur dans sa conceptualisation du Moi-peau renvoie en effet, à l’intérieur de neuf fonctions, à celle de contenant pour l’appareil psychique, lui-même divisé en plusieurs espaces, cette fonction s’étayant sur celle de la peau recouvrant la surface du corps dans des limites suffisamment précises. Mais comment penser dans cette représentation de diverses fonctions psychiques la situation d’une peau sommée de contenir les attaques physiques de l’environnement ? Dans un véritable renversement fonctionnel, peut-on imaginer que le Moi-peau, face à la saturation d’inscrire répétitivement les traces sensorielles tactiles - autre fonction du Moi-peau selon D. ANZIEU - intègre en lui-même une fonction de réception des coups ? Il y aurait bien là comme une incorporation de la violence physique, avec le but de suppléer à l’impossibilité du moi de se protéger de telles intrusions répétées, cette tâche s’appuyant sur le fantasme que l’incorporation d’un objet et d’un seul aurait pour fonction de diffracter la totalité des perceptions sensibles occasionnées par les coups. Ainsi cette incorporation peut-elle se représenter comme une incorporation par la peau, par la surface du corps, et en tant que telle une incorporation qui force, toutes douleurs physiques saturantes et blessures narcissiques rejoignant alors cet incorporat à fonction de catalyseur.

Notons ici que notre propos n’est pas sans lien avec ce que nous avancions page 95 au sujet d’un aménagement masochique adolescent, et plus précisément avec une citation de R. ROUSSILLON faisant, dans le prolongement de FREUD, « … l’hypothèse que les quantités d’excitations effractives affluent en direction de la blessure, si elle est suffisamment circonscrite, et protègent ainsi la psyché elle-même du débordement. » [1999b, p31] Cette notion de masochisme sera, elle, problématisée infra.

Le fait d’être battue trouverait ainsi une issue psychique, s’agissant d’une expérience qui contredit radicalement ce que D. ANZIEU désigne par l’« interdit du toucher », et notamment « L’interdit secondaire du toucher (qui) s’applique à la pulsion d’emprise : on ne peut pas toucher à tout, s’emparer de tout, être le maître de tout. » [1985, p149] Ajoutons que cet « interdit est caractérisé par sa bilatéralité. Il s’applique à l’émetteur des interdictions tout autant qu’au destinataire. (…) De même l’interdit du toucher, pour exercer son effet de restructuration du fonctionnement psychique, requiert d’être respecté par les parents et les éducateurs. Des manquements graves et répétés constituent un traumatisme cumulatif… » [Ibid.]

Ajoutons que cet interdit permet au petit enfant d’organiser sous forme de pensée l’ensemble de ses communications sensorielles, dépassant alors la seule communication tactile qui renvoie par trop aux mouvements libidinaux primaires. Et si la transgression de cet interdit du toucher lors de l’adolescence par un familier n’a probablement pas la même conséquence qu’au moment où le moi de l’enfant se structure, nous dirons toutefois qu’une part du Moi-pensant adolescent peut être mis en difficulté par ce toucher-là parce que celui-ci désorganise, davantage encore que ne le font structurellement les fantasmes pubertaires, l’organisation œdipienne que cet interdit du toucher avait contribué à construire : « L’interdit œdipien (tu n’épouseras pas ta mère, tu ne tueras pas ton père) se construit par dérivation métonymique de l’interdit du toucher. L’interdit du toucher prépare et rend possible l’interdit œdipien en lui fournissant son fondement présexuel. » [op. cit., p145] Notre clinique nous a montré que c’est en termes de confusion que s’exprime cette difficulté du Moi-pensant dès lors que l’interdit du toucher n’est pas respecté par l’adulte environnant.