d - EXCITATIONS INTERNES ET MOUVEMENT INTROJECTIF

Car un exemple de l’accès à une modalité introjective est donné par le traitement des excitations internes que ces adolescentes ramènent à l’ambiance conflictuelle de la famille. Mais relever dans tout notre matériel d’entretien des éléments de cette nature est inégalement productif, et il semble que Naïma et Selma soient les seules à exprimer un vécu de cette nature dans la continuité de leurs séjours :

(Naïma) "J’en ai marre", "j’étais énervée…", "tout ce boucan tout le temps, y’en a marre…", "même la nuit, j’étais pas tranquille…", "j’avais envie de dormir, moi", "je voulais que ça s’arrête", "j’avais pas envie de rentrer, retrouver ces cris", "ça gueulait de partout… des fois même mon père qui gueulait pour empêcher de gueuler !"

(Selma) "… la tension, tout ça…", "c’est des disputes tout le temps… même mes goûts, ça fait exploser !", "elle s’énervait pour un rien", "j’étais surexcitée en cours", "toute la haine que j’avais contre lui, ça se mettait en excitation", "c’était la tension et dès que je le voyais, c’était la surtension", "il était toujours sur moi", "… la surtension…", "ne plus l’entendre me faire des remarques", "ça m’énerve… ça me met la rage… j’ai envie de tout laisser tomber…", "rien que de savoir qu’il peut être là, ça me dégoûte." 

Rappelons que ces différentes évocations s’accompagnaient du sentiment de ne plus pouvoir penser, par suite de la confusion topique et de l’envahissement de la psyché que ces excitations suggèrent. En fait, nous pouvons observer lors de nos entretiens que Naïma et Selma se représentent qu’elles ne pouvaient plus rien se représenter dans ces contextes d’agressivité mutuelle, ce que nous devons admettre comme une avancée, car c’est en cela qu’elles montrent leurs possibilités d’utiliser le mode introjectif au cours de leur placement. Ainsi y a-t-il dans leurs énoncés la trace d’une première élaboration, dans la mesure où parler de ses excitations internes, c’est donner une représentation à l’irreprésentable de ces excitations. La trace d’un processus de secondarisation apparaît ici, lequel permet à ces adolescentes de se représenter ces excitations dans l’après-coup : l’incorporation dont Naïma et Selma témoignent a une forme d’objet interne de l’introjection qui lui a succédé, fût-ce encore partiellement.

Les trois autres jeunes filles ne manifestent pas dans la même continuité de tels mouvements lors de nos rencontres. Déhbia, elle, situe bien un « énervement » dans la relation à sa mère, ce qui nous a laissé supposer qu’un travail introjectif se mettait en place. Ces excitations étaient également traduites par un saisissement face à son frère aîné et du soulagement à se battre avec ses frères jumeaux : "elle m’énerve trop, elle…", "c’est ma mère qui m’énerve surtout", "maintenant je m’entends vraiment plus avec elle, vous savez ! C’est comme si elle était devenue folle…", "Le grand je lui dis, occupe-toi de ta vie, laisse-moi tranquille, j’suis grande maintenant. Mais on dirait que ça l’énerve encore plus", "j’étais moins énervée après [les coups]", "trop énervée, quoi." Mais rapidement au cours du séjour, nous avons pu observer que l’image maternelle perdait de cette caractéristique excitante, et que si la relation à son frère aîné induisait toujours une certaine anxiété, elle n’empêchait plus cette adolescente de se représenter de plus en plus un retour en famille, lequel paraît même induit par l’injonction fraternelle. Soulignons alors qu’à la violence fantasmatique d’abord mise en avant par Déhbia au sujet de son frère succèdent des représentations d’agressivité, comme si la prime distinction entre les différentes situations conflictuelles (avec ses frères ou contre son aîné) s’amenuisait jusqu’à ne plus représenter que la dépendance à l’objet maternel.

En fait Déhbia a eu tendance à réactualiser cette excitation dans l’institution, montrant ainsi sa difficulté à prendre une distance avec ce vécu en l’absence des objets excitants familiaux : "… la violence dans votre famille, elle vous fait ressentir cet énervement presque tout le temps. Mais de vous-même, vous seriez moins énervée, vous ne penseriez pas à tout ça… - Ben non, ici, il n’y a pas mes frères, et c’est bien pareil… Non, je vous dis, c’est mieux que je rentre peut-être." De la même manière, sa description de ses arrivées en retard au foyer témoigne de cette réactualisation : "Salah il est sorti de son stage en retard. Lui il me disait : «mais vas-y, tu vas te faire tuer ! Pourquoi tu retournes pas au foyer ? Si ils te virent, tu sauras pas où aller». Moi, je crois qu’il a raison, mais j’y arrive pas. Encore cinq minutes, encore cinq minutes… Je le savais, j’allais me faire engueuler, mais je crois que c’est plus fort que moi."

Pour sa part Seher n’évoque pas réellement d’excitations psychiques dans le cadre familial, dans lequel nous avons vu que dominaient plutôt la honte et la tristesse de cette jeune fille : "Elle me tape pour rien. Quand j’y pense j’ai honte que ça soit pour ça, elle est pas bien de se déchirer pour des conneries comme ça. Avec le balai l’autre jour parce que j’avais laissé mes chaussures en bas ! Une fois elle m’a dit je vais te crever, t’arrêteras d’être toujours dans mes jambes à pourrir ma vie. J’ose même pas vous répéter les mots qu’elle dit des fois", "Même si c’est pas bien là-bas ça me manque. Ma mère, des fois, j’aimerais bien la voir, elle doit avoir de la peine." Et si vécu d’excitations il y a, c’est bien plutôt dans le contexte institutionnel que nous l’avons vu rapidement apparaître dans la situation de Seher, la fin conflictuelle de son séjour le démontrant in fine.

Enfin Amélie pourrait être décrite au cours de nos rencontres comme témoignant de sa peur et de sa révolte pour traduire ses excitations psychiques. Nos observations à son sujet montreraient d’ailleurs que cette jeune fille prend conscience de sa colère au cours de nos entretiens, au fur et à mesure de ses souvenirs du sadisme paternel. Nous dirons à son sujet qu’un double mouvement s’est produit sur le plan de ce que nous étudions.

Un début de travail introjectif semble avoir produit les énoncés que nous venons de rappeler, cette adolescente me prenant à témoin de l’emprise dans laquelle l’avait entraînée son père et de ses conséquences affectives (sa tristesse, son indignation, son incrédulité). Cette métabolisation correspond à notre formulation antérieure, appliquée aux cas de Naïma et Selma, selon laquelle l’incorporation dont Amélie témoignait alors avait une forme d’objet interne de l’introjection qui lui a succédé à ce moment-là.

Mais Amélie ne peut développer plus avant ce processus, se repliant en fin de séjour sur une solution qui semble déterminée par l’impossibilité de transformer l’objet, comme si l’imago parentale incorporée ne pouvait être attaquée par cette adolescente en raison d’un risque de perte narcissique. Cette jeune fille réactualise ensuite, comme Déhbia et Seher l’avaient fait avant elle, l’agressivité objectale en direction des professionnels de l’institution, ce que nous interpréterons comme l’indication que l’emprise est toujours opérante en elle.