e - REPRESENTATION OU REACTUALISATION

Comprendre ces réactualisations nous amène à problématiser un élément de la méthodologie que nous avions souligné dès notre interrogation préliminaire (§ I - 1 - 2) et plus exactement supra page 7. Il s’agit en fait d’analyser ce que nous observons en le mettant en lien soit avec les coups, soit avec la séparation. Car l’opposition ne concerne visiblement pas évocations d’excitations psychiques antérieures et absence d’évocations de cette nature, mais élaboration des expériences de violence physique antérieure, et actuelle mise en acte compulsive de ce qui a manqué à être élaboré à l’époque de cette violence, et qui peut de ce fait revenir sous une forme identique dans ces conditions de perte et de séparation d’avec l’agresseur.

La question est ici de savoir ce qui se passe quand on a été battue et qu'on est séparée de celui qui bat. Deux formes s’offrent à notre conceptualisation. Nos deux premières adolescentes, pour des raisons et par des processus qui restent à approfondir, semblent pouvoir restituer durablement cette violence en évoquant les excitations qui s’y attachent. Il est alors question de représentations de coups, et même si parallèlement au fantasme d’incorporation une certaine réactualisation transférentielle peut s’observer, l’affectivité reste limitée au passé familial de Naïma et de Selma.

Et c'est sans doute là que se situe le problème pour Déhbia, Seher et Amélie, dans une intériorisation dont nous devons souligner la nature majoritairement incorporative, laquelle amène au fait que les coups n’étant plus actuels et perceptifs pour des raisons de séparation d’avec l’agresseur, les expériences antérieures qui n’ont pas été symbolisées sont conduites à revenir de l'intérieur du sujet, les traces mnésiques de ces expériences non-symbolisées étant soumises à la contrainte de répétition. La caractéristique traumatique de la situation - et nous voyons qu’ici la question du traumatisme apparaît comme nécessaire à notre avancée théorique -, qui est restée actualisée dans la perception, produit non pas des représentations de coups, mais, par défaut de nature représentative, une nécessité de réactualiser la situation de tension qui présidait aux expériences de recevoir des coups41.

Ainsi ce qui paraît « manquer » à ces trois jeunes filles n’est évidemment pas d’avoir vécu des expériences pouvant susciter des excitations comparables, mais un processus de transformation similaire. En l’absence d’une possibilité de maintenir opérationnels des processus élaboratifs adéquats, ces adolescentes réactivent ces excitations - mais ne devrions-nous pas dire « sont réactivées par ces excitations ? » - au niveau même de leur vécu institutionnel. Sans doute avons-nous là également un élément d’explication au vécu de saturation de l’équipe éducative face aux débordements d’agirs que ces jeunes filles mettaient en place sur des modalités plus ou moins semblables. Cette compulsion à l’affrontement et au conflit, qui prend une forme de harcèlement tant elle paraît répétitive et échappe à la logique de la demande initiale de ces jeunes filles, doit être soulignée dans ce caractère d’après-coup du traumatisme.

La séparation réactualise le traumatisme engendré par les coups parce que la défaillance des processus introjectifs qui permettraient l’élaboration met ces adolescentes en situation de répéter dans l’absence de l’objet le rapport de proximité conflictuelle qui s’y attache. C’est à ce titre que les premières harcelées nous semblent bien être Déhbia, Seher et Amélie, aux prises avec leurs nécessités de réactualiser plus ou moins rapidement dans l’institution ce qui travaille au-delà du temps à l’intérieur d’elles-mêmes.

C’est d’ailleurs au niveau-même de notre distinction préliminaire entre représentations d’agressivité et violence fantasmatique (supra page 40) que cette réactualisation paraît travailler. Nous avons en effet observé un recul chez Déhbia sur ce point, sinon dans la qualification qu’elle donne aux coups reçus de la part de son frère aîné, mais au moins à travers les attitudes de refus de retour d’abord mises en jeu par cette adolescente. Quant à Seher et Amélie, nous avons observé que la violence physique ne donnait guère lieu à représentations dans lesquelles c’est le lien à l’objet qui était visé par le parent agresseur. La notion de filiation donne corps dans leurs propos à l’idée d’un maintien de ce lien, au-delà, voire par cette administration des coups.

Notes
41.

Sur « le retour de l’état traumatique antérieur », cf. R. ROUSSILLON, 1999b, notamment les pages 22 à 25.