III - 1 - 3 - Le masochisme ou « être battue par le père »

a - DES ALLIANCES SADO-MASOCHIQUES

Nous avons observé que Naïma clivait énergiquement les coups fraternels et la responsabilité du père ("… mais qu’est-ce que vous voulez qu’il y fasse ? C’est pas de sa faute !"), voire apportait des éléments qui tendaient à amoindrir l’implication du frère lui-même ("Ah mais des fois on se parlait, c’était bien. Il était sympa des jours, ça dépendait", "des fois ça allait bien, on se tapait juste comme ça…"), ce qui nous amène à dire que cette violence n’a pas seulement été vécue par Naïma dans le seul déplaisir.

Nous n’affirmerons pas qu’elle appréciait en toute conscience de recevoir ces coups, même si on peut imaginer que ces bagarres suscitent aussi une probable satisfaction anale-motrice dans le contexte de la croissance pubertaire (ce qui est sans doute aussi le cas de Déhbia face à ses frères). Nous avancerons plutôt que son idéalisation du père fait partie intégrante de l’alliance inconsciente sado-masochique qui la voyait participer à la violence ambiante (et ne pas dénoncer son frère lorsqu’il l’envoie à l’hôpital) puis refuser d’impliquer son père qui impose pourtant de se laisser battre dans la responsabilité des coups (et ne pas se plaindre à l’extérieur avant quelques années).

Nous avons repéré que la problématique de Selma n’était pas identique à celle de Naïma, d’abord parce que le père est directement l’agresseur de cette jeune fille, puis parce que la situation de violence physique existait déjà avant son adolescence. Mais une alliance sado-masochique peut aussi être évoquée ici, au sens où c’est bien l’image d’un père séducteur qui apparaît lorsque Selma se représente être retournée chez elle subir violence et humiliation parce que son père l’avait "… baratinée, j’étais une petite fille trop gourmande, il me donnait des bonbons, je disais tout ce qu’il me disait de dire…". Il nous semble qu’il y ait là ce que R. ROUSSILLON pointe comme « la forme passive traumatique qui inclut les formes de séductions narcissiques : « J’ai été séduit (châtré, battu, abandonné, utilisé, humilié…) par mon père (ma mère). » » [1999d, p1666] Cette passivité affichée, laquelle « … rend possible une déflection du « mal » vers le dehors qui soulage le sujet des attaques surmoïques… » comme notre précédente citation de ce texte nous avait invité à le repérer supra page 277, n’a pas, à une certaine période, empêché la tendance active de Selma à organiser cette séduction violente à visée masochique : "Mais ma mère me le dit souvent, quand mon père n’est pas là, c’est moi qui le remplace à la maison. On est pareils, ça peut pas marcher entre nous. Quand on est ensemble, on se souvient, on est rancuniers, alors ça craque."

Nous conclurons que l’attachement de Selma à cette imago violente passait par un bénéfice narcissique à recevoir ces coups, lesquels indiquent à la fille l’intérêt que son père lui porte en même temps que le prix qu’elle est prête à « payer » pour rester en lien libidinal avec lui. Supra, les raisonnements de Naïma tendant à écarter le père de la responsabilité des coups entrent dans la même dynamique de préservation du lien à l’objet et signent tout autant à ce moment-là l’incapacité de perdre l’objet paternel. Citons F. LADAME qui renforce ce point de vue  en mettant en perspective tentatives de suicide et mouvements inconscients de cette nature : « … ce qui me paraît essentiel dans la perspective de la recherche d’amour et de la relation masochiste à l’objet d’amour originaire rejetant (…), ce sont les fantasmes de plaire à cet objet haïssant (aveuglante fidélité ! absolue reddition !), en même temps de s’identifier totalement à lui, ainsi que de le blesser, peut-être non pas tellement pour le « punir », mais pour qu’il se soucie enfin du sujet. » [1981, p23]

Concluons que si l’emprise intègre une certaine idéalisation de qui l’organise, elle n’est pas sans inclure une dimension masochique, qui est bien à visée objectale chez ces adolescentes. La compulsion dont témoignent celles-ci pour cette période heurtée de leur vie familiale rappelle toutefois que cette configuration d’ensemble ne donne pas les moyens de la symbolisation. C’est ce que P. GUTTON avance lorsqu’il écrit : « Pour qu’une scène pubertaire puisse trouver son élaboration, il conviendrait que son infiltration sadomasochiste soit faible (en particulier, qu’elle ne soit pas trop soumise à un sadomasochisme filiatif). » [2002, p211]

Nous entendons dans cette dernière précision que la violence familiale est, à travers le masochisme, un facteur aggravant de l’immobilisation des processus adolescents, ce que R. CAHN souligne aussi en l’articulant à l’intransformabilité de l’objet pour des raisons d’angoisse d’abandon : « … si la déliaison l’emporte sur la reliaison, c’est au poids déterminant du masochisme qu’il faut l’incriminer, à la conjonction de la haine retournée contre soi et de la culpabilité face à un objet auquel le sujet demeure désespérément fixé, en dépit ou à cause de sa « mauvaiseté » réelle ou ressentie comme telle, seule façon encore d’éviter l’horreur de l’absolu abandon. Au lieu d’être une instance soutenant la symbolisation, le Surmoi sévère et cruel promeut ici la solution masochiste et, comme le souligne ROUSSILLON, interdit ainsi des issues plus transitionnelles. » [1998, p88]