b - ETRE BATTUE PAR LE PERE, CULPABILITE ŒDIPIENNE ET MASOCHISME

Cette dernière citation est l’occasion pour nous, dans ce temps de théorisation qui approfondit la notion d’organisation masochique adolescente, d’évoquer la culpabilité à laquelle R. CAHN fait allusion ci-dessus. Car on peut se demander pourquoi un sujet aux prises avec la « mauvaiseté » d’un autre, retourne l’agressivité sur lui-même, ressent de la culpabilité, va jusqu’à chercher à être puni, et tout cela pour éviter le sentiment d’être abandonné. En fait nous devons articuler ici un ensemble de notions, qui sont culpabilité, agressivité (ou haine, ou sadisme) retournée contre soi, surmoi, et masochisme. Rappelons que FREUD évoque cette question en 1919 dans une référence princeps pour notre recherche, « Un enfant est battu », dans laquelle il développe au sujet des fantasmes de l’enfant à propos de la fustigation agie par le père trois étapes, sur fond de libido dirigée vers celui-ci.

Dans un premier temps marqué de sadisme (« un autre enfant est battu »), le sujet - FREUD évoque d’abord la problématique de la fille - fantasme la mise à l’écart d’un rival, signifiant le désir incestueux en direction du père (« mon père n’aime pas cet autre enfant, il n’aime que moi »).

Dans une deuxième phase, la « conscience de culpabilité » intervient pour retourner contre la fille le sadisme de la scène (« je suis battue par le père »). FREUD situe ce second fantasme dans le sens d’une régression à une organisation prégénitale, plus précisément sadique-anale. Il s’agit pour lui d’un « composé de conscience de culpabilité et d’érotisme ; il n’est plus seulement la punition pour la relation génitale prohibée, mais aussi le substitut régressif de celle-ci, et à cette dernière source il puise l’excitation libidinale qui lui sera inhérente et trouvera la décharge dans des actes onanistes. » [1919, p229] L’énoncé de ce deuxième temps du fantasme présente, nous dit FREUD, un caractère masochique.

Enfin dans un troisième temps, la fille déplace la scène, remplaçant le père par un autre personnage masculin et ne se donne plus qu’un rôle de spectatrice, FREUD observant que « Le fantasme (…) semble s’être de nouveau retourné en fantasme sadique. » [op. cit., p230]

B. ROSENBERG introduit une modification dans la lecture de cet enchaînement, tout en rappelant qu’il s’agit d’une nuance que FREUD avance lui-même en 1915 (et qu’il reprend en 1924 dans son écrit sur le masochisme). Pour B. ROSENBERG, « … le sadisme retourné sur la personne propre n’est pas le masochisme. Nous croyons que c’est là le lieu spécifique de la culpabilité et l’influence spécifique de celle-ci sur le sadisme. Ce lieu spécifique, cette influence spécifique est l’auto-sadisme (le sadisme réfléchi). » [1995, p46] C’est dans le troisième temps de l’enchaînement qu’apparaît le masochisme, après que le but pulsionnel actif se soit transformé en but passif, temps que FREUD décrit ainsi : « De nouveau est cherchée comme objet une personne étrangère, qui, en raison de la transformation de but intervenue, doit assumer le rôle du sujet. [Ce cas] est ce qu’on appelle communément masochisme. » [1915, p27]

Rappelons que ces auteurs décrivent la situation de la fillette de cinq ou six ans témoin ou lectrice de scènes de châtiment et qui intègre de tels souvenirs dans ses activités fantasmatiques, alors que pour chaque adolescente évoquée ici, le fait d’être battue n’est pas seulement fantasmé mais réel. Et ce caractère de réalité doit être pris en compte ici au sens de la force de réactivation qu’il comporte, confortant par là même mouvements libidinaux en direction du père et vécus de punition conformes aux deuxième et troisième temps du fantasme, ainsi que comme force de désorganisation topique, comme nous l’avons déjà souligné plusieurs fois supra.

Or c’est ici que la particularité des situations abordées dans cette thèse mérite d’être soulignée, et notamment la question de la culpabilité. Mais nous devrions plutôt parler des culpabilités en ce domaine, dans la mesure où nous pouvons repérer qu’autour de cette notion et de ses extensions coexistent deux étiologies bien différentes, et qui semblent s’intriquer dans les histoires de ces adolescentes.

D’une part le lien incestueux à l’objet œdipien a probablement entraîné chez ces jeunes filles des fantasmes qui ont suscité une culpabilité infantile, puis pubertaire, assez universelle dirons-nous. Il s’agit là d’une culpabilité œdipienne qui a pu se déployer dans le contexte d’une rivalité à la mère, et que nous avons observée à plusieurs reprises dans notre partie clinique concernant Naïma et Selma. Le deuxième temps du fantasme évoqué par FREUD fait précisément référence à cela.

Mais une autre origine à la culpabilité peut s’observer, celle-ci conforme au troisième temps décrit par FREUD. Il s’agit d’une culpabilité qui permet au sujet de penser la punition, de fantasmer une correction donnée par un parent, correction qui n’est qu’un substitut de l’acte sexuel désiré avec le père. C’est ainsi que se présente le masochisme moral, que FREUD situe ainsi dans sa modalité inconsciente : « Nous avons pu traduire l’expression « sentiment de culpabilité inconscient » comme besoin de punition de la part d’une puissance parentale. Or nous savons que le désir, si fréquent dans les fantasmes, d’être battue par le père est très proche de cet autre désir, avoir des rapports sexuels passifs (féminins) avec lui, le premier n’étant qu’une déformation régressive du second. » [S. FREUD, 1924, p296] Cette culpabilité est présentée par B. ROSENBERG comme « érotisée, qui elle seule est masochiste » [1995, p46], en opposition à la culpabilité qu’entraîne l’installation du complexe de castration.

De ce fait, nous répèterons que ces situations réelles de violence induisent ou renforcent une tendance masochique chez chacune, laquelle explique leur attentisme pendant une période, parce que les coups reçus viennent comme une réponse au « besoin de punition » que le sujet ne manque pas de construire dans le mouvement œdipien que réactive la puberté. Que la réponse à ce mouvement psychique soit acceptée dans la réalité matérielle peut être pris comme un effet de confusion lié à la désorganisation topique déjà soulignée.

Nous avons d’ailleurs ici la réponse à une de nos interrogations initiales, qui portait sur le fait que la douleur consécutive aux coups pouvait inclure la liaison avec l’orgasme, ce qui donnerait à ces attitudes de violence pourtant destructrices une forme d’appel à la jouissance (supra page 4). Nous conclurons sur ce point en avançant que la réalité du masochisme est à elle seule, dans certaines conditions de relations au père, susceptible d’entraîner chez ces adolescentes une compulsion à recevoir cette violence.

Une citation de WINNICOTT articulait déjà ce lien entre agressivité, fantasme inconscient, masochisme, jouissance et culpabilité) en les appliquant à la situation de violence réelle : « On voit ainsi que la haine en provenance de l’environnement, ou la frustration, éveillent chez l’individu des réactions supportables ou insupportables selon le degré de tension existant déjà dans son fantasme inconscient et personnel. Une autre méthode importante pour surmonter l’agressivité dans la réalité intérieure est le masochisme par lequel l’individu trouve la souffrance et, tout ensemble, exprime l’agressivité, se fait punir -ce qui le soulage donc de ses sentiments de culpabilité- et jouit de l’excitation et de la satisfaction sexuelles. » [1939, p155]

Nous trouvons ici la transformation d’une constatation faite lors de nos reproblématisations concernant ces deux jeunes filles (supra page 127 pour Naïma, et page 168 pour Selma), qui nous voyait écrire sur le lien incestueux entre violence familiale et réactivation pulsionnelle pubertaire. Nous pouvons dire maintenant que le masochisme moral apparaît comme l’élément intermédiaire propre au sujet, renforçant ce lien et donnant à l’ensemble un aspect circulaire et répétitif que nous avons plusieurs fois souligné.

Ce contexte de libido dirigée vers le père renvoie chacune des situations présentées par ces deux jeunes filles à une problématique œdipienne insuffisamment assurée, dans laquelle le maintien d’une situation favorisant les coups peut être interprété comme une recherche de proximité avec le père : « Le masochisme moral permet de maintenir un lien incestueux avec l’objet œdipien dans une situation régressive de culpabilité et de souffrance érotiquement investie. La position de sujet féminin (…) s’abrite sous le subterfuge masochique : « Ce n’est pas moi qui désire, c’est l’autre qui me fustige, me punit, m’humilie »… » [C. TERNYNCK, 2000, p140] Cette citation éclaire précisément ce que le maintien de la situation de violence familiale a joué à ce moment-là comme rôle dans l’économie psychique de ces jeunes filles : le fait d’être « touchée » par le père ou ses représentants a trouvé son équivalent incestueux dans les fantasmes de ces jeunes filles, pour lesquelles le statut de victime a pu voiler pendant un temps une trop grande conscience de culpabilité. C’est « l’autre », le frère, le père, qui est censé être en cause dans ce rapproché physique, ce qui dénie toute responsabilité dans cette scène pubertaire à ces adolescentes, auxquelles il « reste » la nécessité de supporter les coups, à la fois représentation incestueuse inconsciente et motif à une indignation vertueuse qui peut apparaître alors dans sa fonction de contre-attitude verbale.

Les tentatives de suicide commises par Naïma et Selma trouvent tout naturellement leur place à ce moment de notre discussion des hypothèses, dans la mesure où elles participent à un mouvement plus proche de la « deuxième » que de la « troisième phase » du fantasme décrit par FREUD, et ainsi davantage déterminées par la culpabilité que par le masochisme. Ces gestes montreraient que le masochisme avait commencé de perdre de son influence dans les économies psychiques respectives de Naïma et de Selma. Nous avancerons d’abord sur la fonction d’évitement de représentations trop connotées de dimension incestueuse, mécanisme de défense induit par une exigence surmoïque qui s’oppose ainsi au maintien de cette économie de masochisme.

Puis nous analyserons ensuite ces absorptions médicamenteuses comme des tentatives de sortir de l’emprise, témoignant tout autant du refus du masochisme lui-même.