c - UN REFUS DE MENTALISATION

Observons d’abord que le matériel relevé à ce sujet tout au long de ces rencontres ne fait guère de place à une volonté déclarée d’autodestruction, ce qui renforce le point de vue que nous avancions en introduction de cette recherche situant l’acte suicidaire au moins du côté d’un appel à l’aide et de l’espoir de vivre une autre vie.

Avançons ensuite que ces tentatives de suicide représentent une forme de pare-excitation, même si ces gestes sont eux-mêmes marqués d’une certaine excitation, et qu’il s’agit de conduites somato-psychiques à l’intérieur d’un processus anti-psychique, le but de ces actes pouvant être l’évitement de la représentation.

Les exemples ne manquent pas dans notre matériel d’énoncés de Naïma et de Selma disant la difficulté de penser associée aux excitations, ressentie auprès de leurs proches, et qui a présidé aux absorptions médicamenteuses : (Naïma) " Des trucs contre la douleur ils m’ont dit à l’hôpital, j’aurais pu avoir des problèmes, mais y a rien eu. De toute façon, j’ai pas pensé à tout ça.", "… Mais j’ai jamais voulu mourir. C’est que je voulais que ça s’arrête. La suite, tout ça, moi j’y pensais pas ! Je pensais juste que j’en avais marre…", "Oh ben oui… mais à chaque fois à l’hôpital, c’est qu’ils arrêtaient pas d’essayer de parler avec moi, ça va cinq minutes !" ; (Selma) : "J’allais à l’école pour oublier chez moi", "Ça va drôlement mieux. Ne plus l’entendre me faire des remarques, ça c’est bien", "Je vais pouvoir penser à moi…"

Peuvent être rappelées ici la façon dont la première de ces jeunes filles associait le plaisir avoué par son frère violent à l’idée d’être livrée à un groupe de garçons amis de celui-ci, ainsi que la manière avec laquelle Selma recevait avec violence les allusions sexuelles de son père au sujet de ses activités de gymnastique. Les tentatives de suicide peuvent alors être vues dans leur fonction d’autopunition des fantasmes en question, retrouvant en cela une des caractéristiques du deuxième temps décrit par FREUD et B. ROSENBERG, dans lequel la culpabilité et l’érotisation jouent un rôle primordial.

Ceci illustre par ailleurs les propos de F. LADAME, dont nous avons supra page 62 cité l’idée que l’adolescence avait « pour objectif de se débarrasser des tendances incestueuses » [1991, p104]. Nul doute que cette tâche est sérieusement compliquée par ces violences familiales, et qu’affaiblies dans leurs défenses par les remaniements adolescents libidinaux et agressifs, Naïma et Selma rencontrent la violence familiale avec un air de « déjà vu » qui rend difficile l’intégration de ces expériences évoquant par trop l’effondrement des barrières générationnelles. Nous sommes renvoyé ici à un propos de A. LOUPPE, qui reprend le point de vue d’André GREEN en l’appliquant aux automutilations adolescentes, lorsqu’il suggère la prévalence de telles attitudes quand « La perception (l’énoncé parental) rencontre une représentation inconsciente (le scénario sadique) en court-circuitant le travail de liaison des représentations pré-conscientes. » [2001, p466]

Cette citation est d’autant plus pertinente dans notre recherche que celle-ci concerne des violences très généralement accompagnées par des énoncés parentaux ou familiaux qui témoignent de positions de maîtrise ou de disqualification anales-sadiques de ces adolescentes. Le refoulement se révélant inadapté à l’intensité des réactivations en jeu, l’espace auto-érotique s’est vu contaminé d’objets particulièrement menaçants pour ces jeunes filles et nous avancerons que la tentative de suicide a alors recouvert la fonction d’attaquer ces représentations pour les faire disparaître.

C’est aussi au niveau d’un empêchement de la symbolisation que travaillent les conséquences des violences familiales chez ces adolescentes, comme nous autorisent à le dire nos observations sur ces difficultés de penser. Nous dirons alors que Naïma et Selma connaissent quelques obstacles à rejoindre le nouveau régime pulsionnel dont parle R. ROUSSILLON, et qui amène l’adolescent à « promouvoir la symbolisation, l’issue trouvée par et dans la représentation, mais en l’opposant alors à l’acte-décharge. » [1999a, p12] Nous avancerons que ces deux adolescentes démontrent par leurs tentatives de suicide leurs recours à de tels actes-décharges, avec la particularité que cette décharge-là est retournée contre le corps. Il est vrai que ce dernier « représente l’angoisse » (supra page 45), et que « le premier objet externe à l’adolescence, c’est le corps propre » (supra page 48), réalité qui tend à banaliser en partie le fait d’agir contre soi-même.

Mais on peut dans ce mouvement imaginer que l’attaque concerne plus précisément l’imago incorporée, comme un persécuteur interne que l’adolescente aurait pour projet préconscient de faire disparaître. C’est à cette dynamique d’agressivité objectale que F. LADAME fait allusion lorsqu’il écrit au sujet de certaines tentatives de suicides adolescentes : « A un premier niveau, on découvre l’idée de se défaire magiquement de cette présence intérieure torturante personnifiée sous les traits d’un bourreau intérieur, d’un véritable ennemi qui doit être éliminé. » [1981, p23]