d - UNE APPROPRIATION AUTO-EROTIQUE

Une autre hypothèse peut donc être faite au sujet de ces attitudes suicidaires. Nous la proposerons en lien avec ce que nous venons d’avancer concernant le refus de l’érotisation, en tant que celle-ci est suscitée par autrui dans un contexte de violence subie. L’emprise que nous avons repérée tout au long de ces situations se fait ainsi emprise pour la jouissance de l’autre, Naïma et Selma n’ayant d’ailleurs pas manqué de repérer la dynamique de lâchage pulsionnel dans lequel se déroulent ces scènes de violence. Le plaisir sadique du frère à étrangler sa sœur et l’absence de limites du père à frapper sa fille au ventre sont là pour traduire à ces adolescentes l’appropriation jouissive de leur corps par ces hommes.

Actions sur le corps propre, ces absorptions médicamenteuses peuvent ainsi être vues comme des tentatives de se réapproprier ce qui leur semble être devenu objet de la pulsion d’autrui. Le paradoxe est que cette réappropriation auto-érotique ne se fait pas sans répéter la violence contestable, et contestée, de l’agresseur. On peut penser alors que « … le but sous-jacent aux conduites violentes semble être la survie psychique face à la menace d’une désorganisation plus importante, manifestant par là la présence de processus vitaux. » [L. CORTHAY-CASOT, O. HALFON, 1998, p181]

Nous trouvons ici ce qui ferait l’essentiel de ces tentatives de suicide, c’est-à-dire le refus d’une organisation masochique en tant que conséquence économique de la relation d’emprise. Ainsi la prise de médicaments ramène à nouveau au deuxième temps du fantasme « un enfant est battu », par « le retournement sur la personne propre sans qu’il y ait passivité vis-à-vis d’une autre personne. » [S. FREUD, 1915, p27]

Comme un essai désespéré de reprise en main de son propre corps, l’acte suicidaire s’expliquerait par le fait que l’emprise familiale ajoute encore à l’universelle expérience d’appropriation corporelle qu’occasionne l’adolescence. « Jusque-là, le sujet pouvait avoir le sentiment d’être, en quelque sorte, « en rodage » et « sous garantie » de ses parents. Il lui suffisait d’émettre telle ou telle aspiration, et eux se chargeaient de la refuser, de la tempérer ou de l’accepter, selon le degré d’impétuosité ou de danger qu’elle paraissait présenter. » [X. POMMEREAU, 1997, p131] Nous dirons d’ailleurs que les adolescentes évoquées dans ces pages, et ceci peut s’appliquer à toutes les adolescentes qui vivent des violences familiales, subissent en fait une emprise renforcée. Nous avons vu en effet qu’à l’utilisation violente et jouissive de leur corps par autrui s’associaient de fortes restrictions d’autonomie, ce que les empêchements de toute nature qui leur sont appliqués illustrent abondamment (des refus portant sur les sorties, l’habillement, les relations amicales, l’utilisation de l’espace domestique et public, la prise de parole, voire sur le temps de sommeil restreint comme dans le cas de Naïma…).

Puis c’est au point de vue de R. CAHN que nous pouvons avoir recours dans cette hypothèse, en avançant que la tentative de suicide apparaît alors comme un moment fort du processus de subjectivation chez Naïma et Selma, dont les identités sont mises à mal par « la qualité à la fois hyperexcitante et hypermenaçante de l’objet », comme notre citation de la page 61 le préfigurait déjà. Evoquant cette violence contre le corps, C. TERNYNCK reprend une idée de J. GUILLAUMIN en avançant que cet « « acting out » est avant tout un « acting to go out »42, un appel à la violence de naître, délivrance dont l’enjeu est - on le devine - la survie émotionnelle et psychique. » [1990, p27]

Enfin souffrir des autres peut amener à préférer souffrir de soi dans cette volonté d’appropriation du corps et de mouvement de subjectivation, à la suite d’expérience où les coups estompent les limites du corps propre, C’est ce que A. LOUPPE, évoquant les conduites automutilatoires d’un adolescent, reprend de cette manière : « L’intensité de la douleur qu’il s’infligeait était à la mesure de l’urgence devant la dépersonnalisation. Dans une quête d’identité minimum, à la fois la plaie et le couteau, la victime et le bourreau, Erwan retrouvait malgré tout, dans le « Je me suis fait mal », le « Je suis » d’un sentiment d’existence. » [2001, pp465-466] Ici, c’est bien d’auto-sadisme dont il s’agit, au sens apporté supra page 301 par B. ROSENBERG, ce retournement du sadisme sur soi revenant à s’arracher au masochisme et à la perversion par l’objet.

Ayant situé la possibilité de ces deux jeunes filles de s’extraire de l’emprise par leur possibilité de désinvestir le lien incestueux à l’objet œdipien, nous devons maintenant comprendre comment cette issue s’est proposée à elles, et déjà, par un effet d’anticipation, ce qui a manqué à Amélie, puis à Déhbia et Seher pour des démarches comparables.

Notes
42.

GUILLAUMIN (J), 1985, p129.