f - UNE REORIENTATION DE L’AGRESSIVITE

Penser la destruction de l’objet ou attaquer l’imago incorporée est passé ensuite par des voies moins auto-centrées que la tentative de suicide, ce qu’illustrent ces deux jeunes filles lorsqu’elles mettent ainsi en perspective leurs actes : (Naïma) "Je me suis suicidée trois fois, ils s’en foutaient tous, cette fois-ci je suis partie", "Ils y croyaient pas, que j’irais me plaindre, j’ai dit non…", (Selma) "J’ai pensé que je me vengerais mieux en allant voir une assistante sociale qu’en me suicidant."

Ici, c’est la référence à un tiers public et qualifié qui est mise en opposition avec les auto-agressions, ce changement de registre faisant tout autant écho à l’économie de l’introjection. Outre par l’introduction du tiers, cette modification est signalée par la possibilité d’un éloignement suffisamment prolongé de l’objet, démontrant que le régime incorporatif n’est plus dominant chez ces jeunes filles. Si nous soulignons encore l’introjection, c’est que la démarche de plainte à l’extérieur de la famille nous semble inclure ce que A. CICCONE et M. LHOPITAL (supra page 88) signalaient de ce processus, lequel « met fin à la dépendance d’avec l’objet. » [1991, p20] Ainsi assistons-nous au renversement de cette dépendance, sous la forme d’un mouvement d’attaque vengeresse qui montre au passage qu’il est difficile de sortir d’une telle sujétion sans entrer dans la contestation prolongée de qui a agi l’emprise pendant toutes ces années.

Cette dynamique de mutation est en outre présente dans la phénoménale désobéissance d’aller se plaindre de ses parents à un Juge, et de témoigner, lors du rendez-vous commun, contre les paroles de ceux-ci. A l’occasion de cette demande de placement, chacune de ces jeunes revendique de supplanter père et mère pour les décisions concernant sa vie.

Sans doute rejoignons-nous là l’universalité de tout processus de séparation adolescent. Nous pensons que la force de cet acte, et la participation d’autres adultes à ce moment de rupture, impriment à l’hébergement de ces adolescentes tout à fait autre chose qu’une caractéristique d’aide sociale. Et si « grandir est par nature un acte agressif » [D.W. WINNICOTT, 1968, p199], que dire d’un témoignage contre ses parents pour mauvais traitements dans le bureau d’un Magistrat ?

Introduisons ici le point de vue de Franco FORNARI, qui situe comme fondateur le moment où l'adolescent se retourne contre le père au nom de la loi du père. Ce retournement de la loi contre celui qui énonçait la sienne est envisagé ici comme « devenir le sur-moi du père (…). Ceci ressort des mouvements de protestation et de contestation des jeunes dans lesquels on peut noter la tendance à se poser en sur-moi des parents (c'est-à-dire que les valeurs nouvelles ont un caractère normatif par rapport aux anciennes). » [1973, p99]

Naïma et Selma, en décrivant ainsi leurs propres retournements, défléchissent la pulsion agressive vers l’extérieur. Toutefois ce travail de réorientation ne va pas sans la modalité d’aller risquer de nouvelles altercations, non pas dans le sens d’une répétition, mais dans l’intention de s’assurer que quelque chose a bien changé là-bas et surtout en elle vis-à-vis de leur position masochique. La réalité de violence s’est estompée et ces jeunes filles semblent retirer un certain plaisir à contrôler cette modification en lien avec l’auto-appropriation : (avec Naïma) "Et ça s’est passé comment ? - Oh, bien. Il n’y avait personne. Ma mère, c’est tout. On ne s’est presque rien dit", "Si c’est pour me faire taper, ça marche pas, je me tire tout de suite. Je lui ai dit au téléphone, à mon père ! Et puis j’irai pas toutes les semaines, hein !", (Selma) "c’est que moi j’irai si ça se passe bien hein ! Pas question qu’il m’emmerde avec ses conneries. Qu’il essaie de me dire quelque chose, mon père, et il va voir la Juge ! Il sait bien qu’il peut plus rien me faire maintenant que je suis là."

Ce nouveau contrôle de soi, associé à la réorientation de l’agressivité vers l’extérieur, fait apparaître une dimension de plaisir et de triomphe, comme par une reliaison des pulsions contemporaine de l’activité psychique introjective. Cette réunion d’une composante de sadisme et d’une charge libidinale, nous l’avions rencontrée dans les modes séducteur et oppositionnel avec lesquels Naïma entrait en contact avec moi. Bien sûr, cette position objectale n’est possible que parce que c’est un jeu pulsionnel qui ne débouche pas sur la réalité d’un affrontement ou d’un rapprochement corporel.

Nous avons essayé de montrer que pour sa part, Selma avait agressé quelque chose de sa féminité-intériorité, assimilée à une appropriation paternelle, lors de ses tentatives de suicide. Aussi faut-il noter que la reliaison des pulsions libidinales et agressives ne s’exprime pas de façon si nette, ni aussi féminine et génitalisée que dans le cas de Naïma, au vu de l’angoisse incestueuse toujours présente dans sa situation, et notamment au moment des entretiens en face à face avec un homme. Pour Selma en effet, cette reliaison nous semble s’exprimer par l’érotisation de ses activités corporelles et rythmiques effectuées en groupe, et soutenues par l’urgence narcissique dans laquelle elle se trouve. Ainsi c’est un surinvestissement de l’analité qui serait le mode par lequel refusionnent ses pulsions libidinale et agressive, analité qui est peut-être apparue aussi dans ses attitudes de contestation de mes propositions durant les entretiens.