g - LA HONTE COMME LIMITE

Enfin comment s’est peu à peu estompé ce face-à-face agressif et libidinal avec le père ou ses représentants et comment la passivité a-t-elle cessé d’être la solution majeure à une intrication pulsionnelle saisie par la violence de l’extérieur sont des questions qui nous conduisent à pointer que la honte est peut-être l’affect signal qui a dit quelque chose d’une limite à la réceptivité pour ces deux adolescentes.

En effet la honte paraît déconstruire l’essentiel de la position masochique que nous avons soulignée en tant qu’elle révèle la complaisance adolescente que cette organisation d’ensemble avait nourrie. Nous entendons ici la honte comme affect déclenché par le regard de cet extérieur, extérieur vécu non comme jugeant mais comme détenteur, nous l’avons pointé supra page 308, d’un idéal dont l’adolescente se pressent démunie. « L’adolescent est moins honteux par rapport à l’instance surmoïque que par rapport à un tiers investi nécessaire et changeant : celui-là règle ce qui est humiliant et ce qui ne l’est pas. (…) Largement figuré, incorporé, le personnage référentiel ne juge pas de façon « automatique » comme le Surmoi pendant la phase de latence mais par sa parole et son regard devenant acteur de la scène d’humiliation. Créé au cours de l’adolescence, ce tiers fameux (ou plutôt rendu fameux par sa situation) s’étaye sur des personnages de la réalité, réglant le lien entre l’adolescent et ses partenaires… » [P. GUTTON, 2002, pp 221-222].

Nous avons déjà évoqué ce que cette présence de tiers référentiels a joué dans l’actualité récente de Naïma et de Selma. Le regard de ceux-ci est en effet inscrit dans la scène. C’est un regard qui sait, qui comprend : (Naïma) "La seule c’est ma tante. L’autre fois elle a bien compris, elle, on est allées chez l’assistante sociale. De toute façon elle sait ce que c’est de se faire taper. C’était pareil pour elle. Elle non plus elle a pu en parler à personne.", "Ma tant elle est jeune, d’esprit aussi quoi… elle comprend mes problèmes." (Selma) "… mes copines, à la GRS, elles le savaient que ça se passait mal chez moi. De toute façon, des fois j’avais des traces de marque ! Ça se voyait hein… Il n’y a que là-bas que j’étais bien. Et plus mon père voulait m’empêcher d’y aller, plus c’était le seul endroit où je voulais être !", "Les monitrices, elles le savaient bien que je me fais taper chez moi. (…) Elles nous aident vraiment et se prennent pas pour des chefs !"

Certes la honte apparaît peu dans notre matériel, sinon dans ce que nous pouvons interpréter des réserves de Naïma à dénoncer cette violence aux soignants (au moment de sa blessure au front ou lors de ses hospitalisations pour ses absorptions médicamenteuses), et plus directement chez Selma : "Ah ben non… Ça se raconte pas ça. Déjà c’est dur ici." Il est vrai que la honte apparaît rarement de façon directe chez les adolescentes que je rencontre. Avouer sa honte (que l’autre sache que l’on est battue et bien obligée de se laisser battre, ce qui rappelle la passivité infantile), c’est offrir à l’autre la part intime et blessée du narcissisme, ce qui a précisément été d’abord voilé, puis a donné lieu à une économie masochique, enfin à des attitudes de prestance réactives (un renversement en idéalisation). C’est pourquoi nous ramènerons ce que ces jeunes filles rapportent de la bienveillance de ces tiers à leur égard à une contre-attitude face à la honte. Ici, c’est la relation à ce tiers qui s’idéalise, et cette idéalisation est censée réparer des conséquences de cet affect.