j - AMELIE : UN TRAVAIL EN COURS ?

Comme nous l’avons déjà écrit supra page 298, la situation d’Amélie ne peut simplement être ramenée à celles de Naïma et de Selma, même si la violence physique dont elle est la victime est bien le fait du père. Rappelons d’abord que notre observation nous a fait décrire d’emblée une jeune fille assez triste, peu tonique, et qui n’a retrouvé de l’énergie au fur et à mesure des rencontres que dans l’orientation de l’agressivité sur les objets de l’institution. Nous avons alors évoqué la difficulté d’Amélie de faire le deuil de l’imago paternelle séductrice, sur le fond d’une insécurité liée à la grande fragilité de la mère. C’est du côté de la culpabilité qu’entraîne la potentielle domination de la fille sur la mère que nous pouvons chercher l’explication, et des mouvements dépressifs d’Amélie, et de ses attitudes d’accompagnement réparateur en direction de cette mère. Une circularité peut être relevée ici en ce que cet accompagnement renforce une symétrie entre fille et mère qui installe d’autant plus de rivalité dans la conquête du père, celui-ci désignant lui-même par ses commentaires cet accompagnement comme un duo de filles (au moins est-ce l’image que mon travail associatif a constitué à partir des protestations d’Amélie - supra page 248).

Cette présentation nous renvoie en fait à la citation suivante : « L’adolescente morose ne doute pas d’avoir à porter sa croix mais son calvaire sans passion ni rédemption pourrait se confondre avec celui de Sysiphe. Une attention plus poussée permettrait sans doute de débusquer sous ce pattern dépressif, une « douleur exquise » secrètement entretenue, témoin d’un lien sexualisé à l’objet œdipien, par lequel se désigne le masochisme moral. Dans la clinique polychrome de la souffrance morale adolescente, place doit être faite aux conduites d’échec et d’inhibition. » [C. TERNYNCK, 2000, p141] Nous avions dit supra que cette situation spécifique nous semblait redevable de trois éléments principaux, la nature ouvertement sadique de la violence paternelle, la personnalité de la mère d’Amélie et l’âge de cette adolescente.

Sur le premier de ces éléments nous ajouterons que la problématique masochique adolescente est dans ce cas d’autant plus prégnante qu’apparaît une véritable cruauté paternelle. Cette réalité nous renvoie à une observation simple : pour qu’il y ait masochisme, il faut qu’il y ait sadisme. Ici, il est manifestement présent dans le raffinement des punitions infligées à cette adolescente et celle-ci ne s’y trompe pas en qualifiant ces actes du côté de la maladie : "Ouais, ben y en a marre hein ! Il a qu’à aller se faire soigner, et puis arrêter de faire souffrir les autres aussi…"

Toutefois nous ne pouvons séparer ces attitudes paternelles d’une violence plus large ayant cours en famille, dans la mesure où le père, imaginairement meurtrier, semble vouloir par ses attaques de la différence des sexes et de celle des générations brouiller les places de chacun. C’est cette difficulté d’établissement d’un tiers symbolique qui expliquerait que le mode incorporatif soit si peu transformable chez cette jeune fille, qui manque à trouver ainsi un appui dans un éventuel passage à une modalité introjective. Ici, nous devons souligner la personnalité démunie de sa mère, fortement dépendante de son mari, et inadaptée tant sur le plan social que relationnel, ainsi que la place de « mère à sauver » que celle-ci peut rejoindre dans les fantasmes d’Amélie.

Reprenant ici notre propos de la page 82 qui évaluait les conséquences du manque maternel à accompagner la fille dans l’accès à sa féminité, nous soulignerons que la situation d’Amélie est illustrative de cette question ; ceci corrobore notre perspective d’alors, qui nous voyait avancer que « si l’enjeu à l’adolescence semble être de trouver à l’extérieur de la famille des références substitutives à cet accompagnement défaillant, la clinique montre qu’une telle absence maternelle ne permet pas que ces aménagements se fassent, comme si manquait le modèle de référence sur lequel construire un objet de remplacement. » C’est d’ailleurs la capacité propre de l’institution à représenter pour Amélie une sollicitude maternelle qui a montré ses limites dans le cours du travail d’accueil, ce fait pouvant aussi bien s’appliquer aux difficultés évoquées pour mon approche clinique au cours des entretiens.

Cette absence, véritable carence d’un tiers opérateur dans son entourage proche, apparaît en outre à travers le fait qu’aucun autre membre de la famille (pas plus que l’école, la police ou les intervenants sociaux en tant qu’aide potentielle) ne représente une alternative pour Amélie, a contrario des situations de Naïma et de Selma, qui avaient trouvé ainsi un levier pour l’élaboration de leurs difficultés familiales.

Ce point est l’occasion de rappeler qu’Amélie est la plus jeune des toutes ces jeunes filles, et que ses seize ans sont peut-être pour nous l’occasion d’observer les effets de la violence paternelle au plus fort du travail de l’adolescence. L’hypothèse est ici qu’Amélie, par sa position d’accusation puis son renversement d’attitude finale, représente peut-être une étape qu’il nous aurait été donné d’observer si nous avions rencontré Naïma et Selma un, deux ou trois ans plus tôt.

Mais une autre hypothèse peut également être avancée au sujet de l’impossibilité d’Amélie de s’éloigner durablement de l’influence paternelle, dans une visée plus « généalogique » telle qu’elle est développée par P. HACHET. Sa soumission peut en effet être prise comme « une manière inconsciente d’apporter une solution à la douleur secrète » de son père, « traumatisé par des expériences d’abandon » [2003, p7]. L’idée de l’auteur est que « Les enfants exposés aux tourments cachés de leurs parents (…) inventent sans le savoir des « solutions » dont la persistance à l’âge adulte altère souvent leur accès à la parentalité. Par contre, lorsque les enfants de ces personnes ont, eux, connaissance des expériences de vie marquantes de leurs parents (…), ils tendent tout naturellement à s’identifier à ce qu’ils observent, à chercher à ressembler au père ou/et à la mère au lieu d’être « agis » par l’influence psychique aliénante exercée par leurs zones d’ombre. » [Op. cit., p8] Nous ferons ici le lien avec la notion d’identification à l’agresseur, nous souvenant des attitudes d’Amélie qui retournait contre les objets de l’institution une agressivité peu exprimée à son arrivée en direction du père. Dans cette hypothèse, il s’agirait moins par son retour de sauver la mère que le père de sa blessure originaire, ce que ses critiques mesurées à l’égard de ce dernier pouvaient déjà laisser supposer.

Enfin cette perspective généalogique éclaire la soumission dont fait preuve cette adolescente à l’égard de son père parce qu’elle approfondit une citation précédente de P. GUTTON (supra page 300), qui situait dans un « sadomasochisme filiatif » la difficulté adolescente d’élaborer les scènes pubertaires. Cette question de la filiation apparaît ici prédominante ; elle sera reprise à propos de la situation de Seher.