d - UN AUTRE MASOCHISME

On aura perçu que Déhbia adopte au cours de son hébergement dans l’établissement un comportement maniaque, ses sorties impulsives du cadre s’ajoutant de plus en plus à la persécution dont elle est l’objet de la part de son frère ("La pression ça revient. L’autre jour, mon frère, il est venu au foyer, il voulait me parler, j’ai pas voulu. (…) il m’a attendue le lendemain quand je suis rentrée de mon stage. Je l’ai vu en descendant du tram, j’ai changé de route, mais il m’attendait toujours au bout d’une heure. Je pouvais plus attendre pour rentrer. Il m’a fait la morale à la porte du foyer, il m’a dit qu’il me laisserait pas tranquille si je rentrais pas à la maison."), et des pressions de Salah lui-même ("C’est ça aussi qui va pas… C’est comme hier… Je voulais rentrer à l’heure, mais Salah il est sorti de son stage en retard. Lui il me disait : « mais vas-y, tu vas te faire tuer ! Pourquoi tu retournes pas au foyer ? Si ils te virent, tu sauras pas où aller ». Moi, je crois qu’il a raison, mais j’y arrive pas. Encore cinq minutes, encore cinq minutes… Je le savais, j’allais me faire engueuler, mais je crois que c’est plus fort que moi.")

Cette défense maniaque indique que l’absence de la mère est peu élaborable par Déhbia, se substituant à une position dépressive qui permettrait à cette jeune fille une élaboration de ses difficultés. Nous pouvons parler ici de danger mélancolique contre lequel, manifestement, cet aspect maniaque ne l’aide pas suffisamment à lutter, le retour auprès de sa mère devenant inévitable, même s’il implique le retour d’une agressivité probable. Nous devons toutefois observer ici que la question du masochisme n’apparaît pas dans les mêmes termes que dans les trois situations précédentes, les représentations de Déhbia au sujet de la violence familiale ne se rangeant pas du côté des excitations génitales et de la satisfaction d’une libido œdipienne.

Alors que faire de cette question ? Comment reprendre ici ce que nous avons écrit sur l’aménagement masochique, jusqu’alors référé à la violence paternelle et à son contexte de plus ou moins grande perversion ? Qu’est-ce que la violence maternelle, plus archaïque, entraînerait comme excitation et quel en serait le statut métapsychologique ?

Chercher une forme masochique qui renverrait à une relation primaire nous conduit à évoquer ce que FREUD avance dans « Le problème économique du masochisme » (1924), lorsqu’il parle du « masochisme primaire, érogène », qu’il définit comme « le plaisir de la douleur » et « dont l’explication nous oblige à remonter très loin. » [p290] Il s’agit, dit-il, de la partie de la pulsion destructrice qui n’a pas été transformée en sadisme (un « masochisme projeté » dit B. ROSENBERG [1991, p82]) et qui est restée dans l’organisme fusionnée avec l’érotisme. Il faut toutefois préciser que c’est de la qualité de cette intrication primaire entre pulsion de vie et pulsion de mort dont dépend la nature plus ou moins protectrice de ce masochisme pour le moi et l’objet. Ainsi ce masochisme érogène est-il nécessaire à tout sujet pour maintenir la continuité des investissements ; nous devons souligner que c’est son dysfonctionnement (une désintrication) qui altère le rapport du sujet à lui-même et au monde extérieur.

B. ROSENBERG écrit que la mère a une importance capitale pour l’établissement du masochisme primaire et pour l’intrication pulsionnelle, par son rôle en faveur de « la liaison de la pulsion de mort par la libido tant que l’enfant ne peut le faire par lui-même. » [op. cit., p79] Nous pensons que notre clinique met en avant, non une faille dans ce travail d’intrication (il nous faudrait alors parler de clivage du moi et de psychose), mais des investissements juvéniles de ce noyau masochique primaire dans un contexte pubertaire d’angoisse de perte objectale. Retrouver la mère serait ici éprouver excitations et angoisse primaire liées, et traverser, comme une marque de réassurance, une anxiété liée à l’agressivité annonçant la présence maternelle, ceci au cœur même de l’incorporation.

Nous pouvions dire des trois premières situations présentées supra que les coups représentaient des équivalents d’excitations et de jouissance dans un contexte de libido œdipienne. Ici, les coups manifesteraient davantage pour Déhbia la relation contenante avec la mère, la prise en charge corporelle, fût-elle faite de chocs et de résonances, manifestant par là que ce qui est incorporé est de nature solide, toujours préférable à quelque éloignement prolongé.

C’est à notre avis de cette quête dont parle C. TERNYNCK lorsqu’elle avance que « … le masochisme érogène cherche à lier l’excitation et la destructivité interne. Cette recherche bruyante et précaire de liaison des pulsions de vie et de mort (…) peut être considérée comme une expression adolescente, pas toujours repérée comme telle, de la mélancolie féminine. » [2000, p164]