b -MISE EN REPRESENTATION ET UTILISATION DE L’OBJET

Avançons dans cette perspective quelques éléments concernant notre propre implication dans les attitudes que nous avons décrites chez ces jeunes filles. Ce travail de recherche nécessite que soit évoquée notre tâche d’aider à ce qu’elles se représentent leurs expériences antérieures, excitations psychiques, vécus d’emprise et d’angoisse en premier lieu. Nous avons avancé l’idée que l’introjection est le processus adéquat pour dépasser ces épreuves, et la question peut aussi être de savoir si notre intervention a favorisé l’apparition ou le maintien d’un tel registre élaboratif.

Il faut constater que l’enjeu ici n’est pas mince. Accueillir des adolescentes ayant rencontré des violences familiales impose visiblement de réfléchir à la question du réglage de la distance relationnelle, sachant que chacune est mise en situation d’utiliser l’objet (que je constitue dans ce cadre précis) à sa façon et suivant sa propre histoire. L’objectif est de maintenir ouvert un espace de conflictualité, c’est-à-dire une possibilité que puisse se penser la mise à distance, dans le désaccord, des idéaux de la famille, et sans que ma « compréhension d’adulte » ne vienne, dans la réalité de l’entretien, désamorcer ce travail d’autonomisation. C’est ce qui m’a parfois amené face à ces adolescentes à rechercher contradictoirement une forme de « compréhension de leurs parents » au cours de nos échanges. Or si cette conflictualité est toutefois prompte à rappeler à ces adolescentes l’antagonisme et la violence du milieu familial, un écart majeur a toujours pu être invoqué du côté du cadre (de la loi, du tiers, du Juge, de l’équipe éducative), ceci constituant la limite d’un exercice pouvant devenir paradoxal (aider une victime en défendant son bourreau).

Dans les cas de Naïma et Selma, notre recherche a montré que cet étayage antagoniste était utile à la poursuite de leur travail élaboratif. Nous avons alors pu observer un certain niveau d’agressivité objectale, cette répétition dans le transfert étant somme toute assez prévisible dans des entretiens en face à face avec un homme, pour des jeunes filles ayant été confrontées à la violence masculine. L’accueil tempéré de leur expression hétéro-agressive a pu confirmer que l’utilisation de l’objet n’entraînait ni destruction de l’objet, ni rétorsion de sa part. En effet si nous acceptons l’idée que le destin de l’agression est qu’elle soit restituée à autrui, il faut bien s’attendre à ce que les interlocuteurs de ces adolescentes en reçoivent leur part. Juger, nier ou banaliser cette dimension qui met en jeu l’agressivité dans la relation, et l’agressivité sur la relation, nous paraîtrait assez similaire à la façon dont l’entourage a souvent réagi aux tentatives de suicide. « Ces réactions sont fréquemment à l’origine de démarches interventionnistes visant à annuler, neutraliser ou minimiser l’acte par lequel ils se sentent concernés. » [X. POMMEREAU, 1989, p64]

De manière comparable, et tout en participant à l’universalité adolescente, les mouvements séducteurs que Naïma a pu mettre en jeu peuvent aussi bien représenter une évaluation de la fiabilité de l’objet, mis au défi en quelque sorte de ne pas être détruit par l’accord qu’il donnerait à une connivence anti-parentale, laquelle contesterait in fine la différence des générations, comme une autre forme de violence paternelle.

Si l’on considère cette question de mon intervention, mais cette fois-ci avec Déhbia, Seher et Amélie, nous ne pouvons qu’être alerté par leur incapacité d’utiliser l’objet, dans les limites liées au cadre de parole et à la situation juridique. Le retour de l’emprise, que l’on peut observer pour chacune de ces trois jeunes filles, n’est guère abordable en entretien, comme si la verbalisation ne faisait qu’ajouter son propre poids d’enfermement à cette nouvelle lutte de subjectivation. Souvenons-nous de Déhbia qui paraît vivre mon conseil de s’adresser à la Juge pour officialiser son départ de l’établissement (rappelons qu’elle est mineure et placée par le Magistrat) comme un refus qu’elle rentre chez elle, rappelons que Seher semble vivre mes suggestions portant sur la nécessité de réfléchir (élaborer) comme un empêchement à vivre, faisons écho enfin à ce que mes interventions suscitaient de colère et de repoussement chez Amélie dès lors qu’elles prétendaient mettre en mots son besoin de retrouver une présence paternelle… Renvoyons à notre sous-chapitre III-1-2-c (supra page 292) la réflexion portant sur la différenciation entre représentations et perceptions. Et si nous pensons que cette question s’applique à tous les adolescents, voire à tout sujet en situation de statuer sur ses réalités interne et externe, nous devons aussi rappeler que la modalité incorporative s’oppose à un jugement de cette nature par le fait de l’inclusion, en soi, d’un objet non-transformé par la symbolisation.

Travailler sur leurs représentations a ainsi présenté dans le cas de ces trois jeunes filles, et davantage que pour Naïma et Selma, des difficultés techniques qui se sont traduites par une réactualisation de l’emprise. Le problème nous paraît être que Déhbia, Seher et Amélie ont rencontré un objet, dès leur petite enfance ou au moment de leur puberté, qui ne se laissait pas atteindre sans manifester en retour une rétorsion, soit par une correction physique, soit par une absence relationnelle prenant la forme de la dépression. Ce que nous évoquons là ne concerne pas seulement des éléments objectifs, assimilables à des séquences intersubjectives et éducatives, mais l’ensemble des fantasmes inconscients que ces jeunes filles ont pu construire, mettant en lien leurs prétentions à une féminité autonome et des attitudes d’hostilité ouverte à leur encontre, fût-elle partie intégrante d’une ambiance familiale systématiquement agressive.

Ce qui s’observe pour nous serait la conséquence adolescente de cette impossibilité d’effectuer un travail différencié dans les registres fantasmatique et de réalité externe, comme le décrit R. ROUSSILLON : « L'objet est trouvé comme objet externe s'il est détruit dans le fantasme mais survit à cette destructivité, c’est-à-dire que, s'il est atteint par celle-ci, il reste néanmoins permanent et stable, ce qui se manifeste par le fait qu'il n'exerce pas de représailles sur le sujet, ni du côté de la rétorsion, ni du côté du retrait. L'objet doit donc être à la fois atteint (détruit) et non détruit : atteint, pour donner valeur et réalité à la destructivité - la reconnaître -, et non détruit pour la localiser dans le domaine de la vie psychique. » [1991, p121] Dans l’expérience familiale de ces trois jeunes filles, l’objet est détruit par ce qu’il s’autorise comme effraction de la subjectivité d’autrui ou de la limite intergénérationnelle, et non détruit par la menace permanente qu’il continue de représenter pour elles, ce qui est loin de permettre ce travail de différenciation. Les conséquences de désorganisation psychique de cette réalité ont été soulignées ici. Rappelons que pour Naïma et Selma, l’objet primaire n’est pas dans cette configuration intersubjective et n’entraîne pas de telles difficultés dans la rencontre avec un objet nouveau.

Sur un plan clinique, Déhbia, Seher et Amélie, à défaut de pouvoir perdre l’objet et ses caractéristiques, sont ainsi conduites à rechercher compulsivement « rétorsion » ou « retrait » de la part de l’objet, pour reprendre la terminologie de R. ROUSSILLON. Alors quelle issue pourrions-nous imaginer à ce problème, lequel fait manifestement prendre la responsabilité d’une partie de la répétition par le psychologue ? Même si ce travail de recherche n’a pas pour but de trouver des aménagements techniques à ma situation professionnelle, il peut être utile de souligner que l’obligation de rencontrer répétitivement le psychologue peut recouvrir dans ces cas précis une dynamique de potentielle intrusion psychique, parce que la modalité incorporative ne « propose » pas au sujet une telle capacité de mise en représentations. Or même si l’évaluation de ces potentialités de symbolisation passe nécessairement par un premier entretien, l’idée de proposer des rencontres de cette nature peut être une perspective de réflexion pertinente (un objet peut-il en fin de compte « imposer » sa propre utilisation au sujet ?).