a - METTRE EN LATENCE PLUTOT QU’ETRE EN LATENCE

Notre seconde hypothèse évoquait chez les adolescentes n’ayant pas fait de tentatives de suicide « le maintien d’une économie de la latence, qui ne favoriserait ni les conditions d’une séparation, ni le travail de symbolisation proposé par le dispositif ». Or notre exposition clinique ainsi que toutes les problématisations qui lui ont succédé ne nous permettent plus de présenter le problème de cette manière. Car les éléments que nous avons conceptualisés dans notre revue théorique présentent l’économie de la période de latence comme une dissociation de deux caractéristiques principales : désexualisation et fantasmatisation (cf. la citation de D. DIATKINE, supra page 57).

Puis nous avons été amené à écrire que ces aspects latenciels n’étaient qu’une partie d’un « va et vient » entre une pulsionnalité adolescente poussant à l’intégration des caractéristiques de la sexualité adulte et une position de repli défensif à visée désexualisante et pare-excitante. Ce va et vient, dont nous avions notamment évoqué l’immobilisation dans la situation de Déhbia (supra page 211), comporte donc bien un mouvement de désexualisation similaire à celui de la latence. Mais parce qu’il concerne une fantasmatisation post-pubertaire, il ne s’agit en fait que d’une mise en latence d’éléments déjà imprégnés des caractéristiques de la sexualité adulte. Plus participante de l’ambivalence que de la réelle dissociation latencielle (laquelle est à prendre comme une structure transformationnelle s’appuyant positivement sur ses deux caractéristiques, ce qui n’est pas le cas ici), plus proche du refoulement que de la sublimation, cette mise en latence adolescente est d’abord soustractive, cherchant ainsi à assurer un maintien suffisant des activités du moi mis en danger par l’addition des remaniements identificatoires et des pressions de la réalité externe. Enfin rappelons que ce processus de repli n’a d’efficacité qu’associé à des mouvements d’assomption des caractéristiques pubertaires, dès lors que celle-ci va dans le sens d’une progression constituée par l’intégration de la sexualité adulte.

Notre matériel aura en fait montré que les familles dont sont issues ces jeunes filles ne favorisent pas ce jeu adolescent. La position infantile y est sans doute souvent dangereuse à occuper : elle suppose de dévoiler sa faiblesse, ce qui risque d’entraîner une violence physique supplémentaire (ou des rires destructeurs), dans des contextes familiaux qui, nous l’avons vu, ne manient pas particulièrement la tendresse. Et cette « position basse », latencielle, serait d’autant moins acceptable pour ces adolescentes qu’elle prendrait le sens d’une acceptation de l’emprise.

Seule Déhbia semble en retrait sur cette question, pour des raisons manifestement liées à sa relation à son père. D’ailleurs son argument à elle, évoquant les interdictions formulées par son frère, "Oh mais pour qui il se prend lui ? C’est pas mon père !", parle assez précisément de sa participation maintenue à la protection paternelle, contre l’emprise, comme une forme de « position basse » plutôt singulière dans notre matériel (développé supra page 211), le va et vient adolescent n’apparaissant pas davantage.

Pour Seher et Amélie, la tendance est à la protestation de maturité pour justifier de leur refus de la violence. C’est pourquoi notre clinique a fait apparaître des mouvements de revendication d’âge de la part de ces jeunes filles (Seher : "C’est que j’ai 18 ans moi ! Et j’en suis où ?", "c’est pas facile, le règlement, tout ça… Ils nous prennent pour des gamines. On peut rien faire ici… pas sortir comme on veut", Amélie : "Avant, je faisais ce que je voulais, j’étais dans la rue jusqu’à deux heures du matin, et depuis il ne veut plus que je sorte. C’est n’importe quoi ! Eh, j’ai plus douze ans, moi !", "Je vais peut-être faire un camp en août. Mais attention, pas avec le même centre social que l’année dernière, c’est que des 12 13 ans, je veux pas de ça !"). Cette revendication témoigne du fait que le jeu adolescent paraît immobilisé « en position haute », probablement parce que « faire la grande » est la seule opposition à cet ensemble d’assignations infantilisantes (obéir, se laisser taper sans répondre, ne plus sortir, s’habiller comme avant) alors que personne n’est là pour les protéger. Bien sûr, cette ostentation ne tient pas lieu de processus ; elle est même le signe que ce processus interne ne peut se déployer dans toute son alternance.

C’est pourquoi ce que nous avons vu apparaître chez ces jeunes filles, bien loin de constituer une économie latencielle, est en réalité l’ensemble des effets de la modalité incorporative (l’attachement infantile à l’objet, l’acceptation de l’emprise parentale, l’immaturité liée à une subjectivité contrariée, la limitation du jeu narcissique et identificatoire). Il n’y a manifestement pas de mise en latence adolescente possible dans un fonctionnement psychique empreint d’incorporation, cette dernière ayant précisément pour conséquence d’empêcher la subjectivation de l'expérience de la rencontre avec l'objet.