III - 2 - Conclusion

Commençons cette conclusion en soulignant d’emblée que notre tâche d’accompagner ces jeunes filles a sérieusement été mise à mal au cours des dernières situations, puisque trois d’entre elles quittent l’institution en opposition ouverte. Sur ce plan, la division du matériel est implacable. Nous pourrions presque dire que ce n’est pas la demande de placement qui démontre la possibilité d’un dénouement au vécu d’emprise de ces adolescentes, mais leurs tentatives de suicide antérieures… Cette apparente terminaison favorable, pour Naïma et Selma, s’appuie en tout cas sur des modèles féminins extérieurs à la cellule familiale, l’établissement d’accueil paraissant prolonger ce recours au tiers.

Alors quoi ? Peut-on conclure que l’institution échoue au travail de favoriser l’élaboration de ces jeunes filles, et à ce qui pourrait leur permettre de desserrer les liens de dépendance aux figures parentales ? Et peut-on ajouter que l’orientation dans une autre structure éducative, modalité cohérente pour protéger ces adolescentes, ne peut être mise en place dans les cas de mauvais traitements familiaux, signant ainsi la faillite d’une mission éducative ?

Bien sûr, la question du temps qui serait nécessaire à une telle élaboration nous empêche de maintenir ce pessimisme, alors que le dispositif à partir duquel cette recherche est construite se donne un délai très court pour ces missions d’évaluation et d’orientation. Concluons cette question en avançant que la protection des adolescentes victimes ne passe probablement pas par un hébergement dans ces conditions, et que ce qui doit rester essentiel pour nous est bien la trace des expériences vécues dans la structure, celle-ci se proposant aux jeunes filles comme un espace dénué de violence physique, posant la nécessité de tenir compte du tiers et de l’échange dans l’élaboration psychique. L’exemple de Seher, qui évoque son utilisation d’un entretien vécu deux ans plus tôt, est là pour nous conforter dans cette hypothèse. Sans doute cette recherche aura-t-elle confirmé pour nous la nécessité de relativiser la réalité matérielle (l’orientation concrète de ces adolescentes) au profit du travail psychique, fût-il parfois ténu, qui leur est proposé par ce dispositif.

Cette conclusion est aussi l’occasion de re-souligner la difficulté d’intervenir dans ces situations, et notamment la possibilité d’aider ces adolescentes sans remplacer une assignation par une autre.

Car si nous avons pu décrire les vecteurs de la violence familiale par un ensemble d’obligations et d’interdits portants sur la maturation et l’identification féminine, toute institution accueillante court elle-même le risque d’assigner à ses propres représentations le sujet adolescent, c’est-à-dire dans un certain type de développement et d’objectif. C’est ce que P. GUTTON avance lorsqu’il écrit que le « Le jugement de fait et d’attribution de l’idéologie du passage adolescent régule et organise les institutions pour adolescents. Son principe est l’adaptation de l’adolescence à l’adultité. L’adulte normal est une asymptote, assurément indéfinissable (…). La vocation institutionnelle est du côté de cette normopathie (au sens de la plus grande conformité du sujet à la norme, au risque du faux-self). Aucun adulte n’est représentatif de cette norme, qui n’en reste pas moins l’idéal institutionnel. L’adolescent se juge à sa relation potentielle à l’adulte normal qu’il devient. Le critère « adultomorphe » peut être accepté par soumission, rejeté ou objet de compromis, avec les exigences narcissico-pulsionnelles. » [2002, p177]

Ce qui est ici en jeu à partir de cette citation est rien moins que le rapport de chaque adulte ou société à la violence, à l’intimidation ou à la peur. Car les institutions d’adolescents sont loin d’être exemptes de ces réalités, y compris sous les yeux mêmes des cinq adolescentes dont nous avons parlé supra (ainsi comment chacun(e) des adultes a-t-il négocié ces rapports de force et comment le groupe des adolescentes hébergées s’est-il organisé intra au regard de cette question… ?). Les retours d’excitations vécus par Selma dans sa cohabitation avec la jeune Sandrine, les affrontements relatés par Seher avec les adultes de l’institution ainsi que la colère d’Amélie face à l’aspect interprétatif de mes suggestions sur son besoin de retrouver son père, tout ceci parle d’un potentiel retour de violence, et dans un contexte qui se présente a priori comme dénué de cette réalité. Or aucun espace intersubjectif ne peut prétendre à une telle absence et c’est par la problématisation de la place de la violence dans les institutions d’accueil que le problème de son élaboration par les jeunes filles dans leurs histoires personnelles pourrait être envisagé.

Bien sûr nous devons tenir compte aussi que la société environnante fournit des exemples quotidiens d’une violence qui paie, et ceci dans un contexte d’idéologies commerciale ou politique dominantes. Enfin la violence faite au sujet « placé et observé », si nous en avons pointé les effets à différents moments de cette recherche, porte évidemment sa propre part à interroger. C’est pourquoi si elle ne peut être mise en question sur le fond, l’assignation à ne devoir accepter aucune violence ni à la produire sur autrui peut se révéler une source de confusion si elle n’est pas référée aux réalités que nous venons de décrire.

Enfin les organisations familiales que nous avons évoquées supra nous convient à certaines représentations de l’adolescence, marquées par l’obéissance, l’absence de relations sociales et de perspective créative, et une maturation psychique qui ne mette pas en cause l’appartenance infantile au noyau familial. R. CAHN, évoquant l’empêchement des conditions de la subjectivation, avance que « soit les significations - de tous niveaux - provenant des objets - parents ou éducateurs - imposent des caractéristiques qui atteignent et dépassent les limites inscrites, biologiques et psychiques de l’enfant, soit ces limites sont au départ réduites. Le rôle de l’objet apparaît essentiellement comme à l’origine de traumatismes par excès ou manque de manque, par excès ou manque de sens, d’une qualité et d’une intensité telles que la seule issue pour la psyché réside en leur exclusion ou son auto-exclusion, partielle ou globale, aux prix de leur retour itératif dans des conduites ou des productions psychiques que le sujet ne peut ni assumer comme siennes ni prendre à son compte. La psyché se voit alors prise dans un ordre inamovible caractérisé par le retour indéfini du même, l’incapacité à négocier le bruit autrement que par tous les mécanismes tendant à l’exclure ou à l’abolir, limitant ou excluant précisément le registre du subjectivable. » [1998, p176]

Mais à l’inverse de cette fixité à laquelle ces familles semblent convoquer leur fille ou sœur, nous devons constater une forme de diversité dans les issues psychiques trouvées par ces jeunes filles face à cette violence familiale. Ce qui apparaît ici, c’est la présence de l’indéterminé dans l’adolescence, laquelle ne peut se concevoir sans y inclure un certain nombre de virtualités, certes de plus en plus réduites au fur et à mesure de l’avancée en âge, mais qui organisent une multitude de réponses et d’adaptations possibles aux vicissitudes de l’existence. « Dès lors pourrait se concevoir la proposition paradoxale selon laquelle tout être humain serait un sujet, mais un sujet plus ou moins sujet selon les moments, le lieu de son insertion dans la société et sa propre histoire. » [R. CAHN, 1998, p181] L’histoire personnelle de ces jeunes filles (comment ont-elles trouvé une place dans le désir des adultes tutélaires ?) ainsi que leurs interprétations de la violence familiale (à quel parent cette violence fait-elle référence et quel sens recouvre-t-elle au regard des caractères adolescents ?) montreraient alors qu’une bonne part d’aléatoire existe dans leurs histoires et leurs utilisations des objets environnants.

Concernant ces derniers, nous devons observer toutefois qu’aucun des couples parentaux n’est dans notre clinique engagé dans une administration conjointe de la violence, un des parents apparaissant régulièrement à distance (ou parfois réprobateur) de cette économie agressive familiale. Faisons ici l’hypothèse que la dénonciation des faits par ces jeunes filles s’est inscrite sur cette réalité différenciée, nous rappelant ainsi que la différence est porteuse de vie et d’interrogation critique, et plus encore peut-être dans les moments les plus confus traversés par les adolescentes.