1. Un exemple clinique : Groupe et violence

Du temps de l’observation clinique affleure l’épistémé du cadre transférentiel, du cadre du groupe, des interdits fondamentaux à tout travail thérapeutique en groupe, dont l’un est l’agir violent.

Au cours d’une séance d’un groupe à médiation en milieu carcéral, les participants tentent de mettre en pensée la notion de " groupe-protecteur" de la violence.

Sont réunis des jeunes détenus participant à un cycle que j’ai appelé "prévention des conduites à risque". Le cycle, de cinq séances, propose d’échanger, de converser autour du risque, des risques ; les échanges médiatisés s’initient le plus souvent à partir du photolangage mais aussi d’autres outils tels que l’écriture, le dessin, les cartes ADHO 12 ... Les jeunes sont volontaires et le seul critère d’inscription est l’appartenance à la tranche d’âge, 18–21 ans. Les séances sont coanimées par une psychologue, rattachée à un organisme de prévention extra-muros et moi–même, porte-parole de l’intra-muros.

‘La séance que j’expose ici inaugure le cycle. Trois jeunes sont présents sur les sept inscrits. Les quatre autres participants pressentis ont été retenus par les "mouvements" des promenades. Après en avoir pris connaissance, nous décalerons les horaires des rencontres suivantes. Suite au tour de table de présentation, nous proposons un photolangage dont la question est formulée ainsi : "Choisissez une photo qui représente pour vous une situation à risque dont les conséquences sont, seraient négatives".’ ‘Le groupe se met au travail et deux thèmes prédominent la séance : la solidité des liens et l’épreuve, l’éprouvé de cette solidité (un des participants choisit une photo représentant un saut à l’élastique du haut d’un pont 13 ) et l’agression, dans les deux positions d’agresseur et d’agressé. Les jeunes font part de leurs interrogations et de leur capacité à se mettre à la place de l’autre, à s’identifier à l’agressé.’ ‘Enfin, Abdellah présente sa photo au groupe : Deux têtes de tigres, les gueules grandes ouvertes, s’affrontent. ’ ‘Abdellah commente :"Ils sont seuls face à face. C’est très violent car il n’y a pas de groupe autour. C’est la loi du plus fort. C’est le western quand il n’y a pas de groupe. Dans un groupe, quelqu’un peut les arrêter, expliquer à son copain de ne pas y aller".’ ‘Une animatrice : "Qu’est ce qui fait groupe ?"’ ‘Les participants s’interrogent : "A partir de combien de personnes on peut dire qu’il y a un groupe ?…’ ‘Trois, non car comme sur la photo de l’agression (référence à une photo choisie antérieurement, associée à une scène de racket, où un jeune garçon se fait agresser par un autre, en arrière plan apparaît le visage d’un troisième garçon. Spectateur inactif ? Acolyte menaçant ?) ils sont deux contre un et là il n’y a pas groupe. Quatre, cela dépend, cela peut être deux contre deux et alors il n’y a pas groupe…Il y a un groupe qui empêche la violence que lorsqu’il y en a un qui ne connaît pas les autres…C’est le groupe qui porte la loi…’ ‘A deux, il n’y a pas de loi. Quand çà va bien, il n’y a pas besoin de loi et çà se passe bien. Dès qu’il y a une dispute, il y a besoin du groupe pour les séparer."’

Lors de la présentation de la photo représentant l’agression d’un jeune garçon, le groupe s’est centré sur les ressentis de l’agressé, il réagit ensuite à l’apparition de la violence et réfléchit sur son éventuel détournement. Cette photo de l’affrontement de deux tigres rompt avec l’image précédente du garçon violenté où chacun s’était identifié soit à la victime, soit à l’agresseur. La confrontation duelle impose la figure de l’absence qui prend forme de groupe pour Abdellah. Le groupe posséderait la qualité de régulateur des liens, des liens sociaux : "C’est le western quand il n’y a pas de groupe".

Un premier essai d’élucidation de la question tourne autour du nombre de protagonistes nécessaires à l’interruption de la violence : trois ? La tiercéité ne se révèle pas suffisante pour enrayer l’agressivité, en écho à la photo précédente. De même, le chiffre quatre, dimension supplémentaire dans le nombre possible d’interactions, se réduit à deux. Le groupe s’entend sur le fait que le conflit naît de la dualité, tout comme le bien–être d’ailleurs. C’est alors qu’est introduite la notion de différenciateur, de l’étranger au groupe, ce qui crée de la différence.

Le groupe émet des hypothèses de théorisation du lien social, du rapport au monde, tentative adolescente de créer de l’abstrait, de la pensée. Ces théorisations fraient des passages de la dyade à la tiercéïté, du lien mère- enfant à la triangulation oedipienne puis au groupe social ou encore de l’unique loi familiale à la loi sociale, à la culture, du groupe au groupe social où la figure de l’étranger apparaît porteuse d’espoir.

La tentative de penser le rapport à la violence passe par le lien au groupe humain, dit autrement le socius, la culture. Soi et l’autre sont pris dans un groupe, ce dernier possède ou non des capacités d’enrayer les comportements violents. Cet appel à l’autre externe est figure d’un autre interne, d’un autre en soi, ou d’un groupe en soi.

Les déambulations du groupe pendant la séance ne résolvent pas la question mais témoignent d’une interrogation jamais tout à fait refermée du lien entre le sujet et le groupe, entre sujet et lois sociales, entre intrapsychique, intersubjectif et transsubjectif.

Freud ne disait-il pas que la socialisation de la psyché n’est jamais acquise totalement ? L’être social remet en cause son lien au socius et le construit en permanence. Ceci est sans doute d’autant plus vrai dans une société où le groupe social est moins prégnant, dans une société où l’individu est mis en avant au détriment des groupes d’appartenance comme l’a montré Alain Erhenberg dans L’individu incertain ou encore lorsque l’attitude de l’homme moderne s’apparente à de l’indifférence, à de l’apathie (Gilles Lipovetsky 14 ). V. de Gaulejac pense que la société est passée d’une société de classes à une "société de places" où la trajectoire se trace dans l’individualité en dehors du soutien des classes d’appartenances telles qu’elles existaient avant les trente glorieuses.

Dans La galère, François Dubet montre que "le tissu social, les solidarités et les régulations se défont et provoquent un vide de la socialisation et une absence de communication 15 "

Ces sociologues interrogent la construction du lien social et la qualité de celui-ci dans la société contemporaine et ses conséquences quant au devenir des personnes.

Le groupe de jeunes détenus explore le versant intrapsychique du rapport du Je au groupe. Quelle loi interne intercepte la pulsion agressive ? Cette loi aurait quelque chose à voir avec la pluralité interne, avec l’autre, les autres en soi.

Reprenons les questions suscitées par le travail groupal :

- "A deux, y a t- il une loi ?" La dualité est-elle toujours menacée par l’excès et l’éventualité d’une violence fondamentale ?

- "Trois, il n’y a pas de groupe". La triangulation, condition nécessaire à la séparation, n’est-elle pas en soi suffisante pour une intériorisation des lois sociales ? Un premièr sentiment d’un organisateur oedipien voit le jour, vaine poussée vers l’Oedipe ?

L’exploration se prolonge du rattachement de ce troisième terme à "un ailleurs".

- "L’inconnu arrête la violence". Le tiers ne fonctionne comme séparateur que s’il est lui–même raccroché à un "groupe d’autres" : "un qui ne connaît pas les autres". Existerait-il un objet qui transcende les rapports humains ? Y a–t- il un surmoi collectif externe protecteur, contre–investissement à un monde interne délié ?

Comment la théorie nous aide–t-elle à répondre sur un plan ontologique ?

L’élaboration du groupe lors de cette première séance s’enquiert de la présence d’étrangers, en l’occurrence d’étrangères et doublement, les deux animatrices, femmes et à l’initiative du regroupement, ainsi que leur capacité à pallier la violence du groupe en présence.

La différenciation moi/non-moi, interne/externe demeure fragile. Le groupe, pensé par les intervenantes, tente de sortir de l’indifférenciation, de la relation spéculaire de la dualité. Le groupe produit de la théorie que nous allons rencontrer plus loin ; il s’agit plus dans cet exemple d’une sortie de l’originaire où tout pousse vers l’organisation oedipienne que d’une véritable organisation secondarisée mais il ouvre la voie vers les balbutiements d’une mise en pensée.

Notes
12.

Ce matériel utilisé en prévention comprend des cartes-dessin et des cartes mot. A partir d’une question, le participant doit associer un dessin et un mot.

13.

Nous utilisons un jeu de photos constitué par le CNDT sur le thème de la prise de risque à l’adolescence .

14.

1983,L’ère du vide. Essais sur l’individualisme contemporain, Gallimard.

15.

P 230.