2. Groupe et psyché dans l’œuvre freudienne

Au fil du texte, je me référerai amplement aux travaux de R. Kaës, précurseur avec Didier Anzieu de l’approche psychanalytique des groupes et à ceux de Marie Moscovici, auteur de nombreux écrits autour de L’homme Moïse et la religion monothéïste.

Pour Freud, le groupe appartient de prime abord au fonctionnement intrapsychique :

‘"Dans la pensée freudienne, le groupe est d’abord une forme et un processus de la psyché individuelle : la notion de groupe sera utilisée tardivement dans son acception intersubjective pour désigner une forme de sociabilité et un lien interindividuel de la réalité psychique" 16 .’

Cette notion de groupe intrapsychique apparaît en 1895 dans Le projet de psychologie scientifique et dans Les études sur l’hystérie.Freud nomme "groupe psychique" un ensemble d’éléments (neurones, représentations, affects, pulsions…) liés entre eux par des investissements mutuels fonctionnant comme des attracteurs de liaison. Le moi est défini comme un groupe psychique et l’inconscient, un groupe psychique clivé 17 .

Totem et tabou (1913), désigné de Mythologie psychanalytique par D. Anzieu se consacre au passage de la horde à la démocratie. Freud y décrit trois stades de la société : stade animiste, stade religieux et en dernier lieu, le stade scientifique qui est sensé représenter celui au sein duquel nous vivons.

L’organisation sociale qui suit le meurtre du père se fonde sur deux tabous : préserver le totem et l’interdit de l’inceste. Le sujet est alors lié à une organisation sociale qui lui impose des renoncements d’une part et qui lui apporte protection d’autre part. Selon D. Anzieu, dans Totem et Tabou Freud interrogerait le lien entre imago paternel et organisation sociale respectant la justice. 18  :

‘"Le système totémiste était en quelque sorte un contrat avec le père, dans lequel ce dernier accordait tout ce que la fantaisie enfantine était en droit d’attendre du père, protection, sollicitude et ménagement, en échange de quoi on s'engageait à respecter sa vie, c'est à dire à ne pas répéter sur lui l'acte par lequel le père effectif avait péri. Il y avait dans le totémisme une tentative de justification. Si le père nous avait traités comme le fait le totem, nous n'aurions pas eu la tentation de le tuer. 19 "’

Les tabous, "interdits immémoriaux", se transmettent entre générations par la famille et par la société. L’interdit se justifie car il concerne un désir existant dans la psyché humaine : " …là où il y a un interdit, il doit y avoir derrière un désir."

Le totem, quant à lui, signifie le passage de la famille restreinte à la société. L’individu est lié au groupe totémique : " L'appartenance au totem… se place au-dessus de l'appartenance à la tribu et repousse d'autre part à l'arrière plan la parenté par le sang".

Dans cet ouvrage, Freud entrevoit les premiers liens entre sujet et groupe social, dans un au-delà familial. Le lien social ne peut exister sans les interdits fondamentaux mais il joue en contre partie une fonction protectrice. Au "bain culturel" composé de traditions et de mythes, se joint une continuité de transmission d’inconscient à inconscient.

R. Kaës en extrait un premier modèle de groupement : " Sur la fiction théorico-mythique du meurtre du père des origines et sur le pacte dénégatif identificatoire… les frères concluent "en instituant l’Interdit qu’ils ont transgressé en loi organisatrice de leur structure psychique et de leurs liens intersubjectifs" 20 .

Totem et tabou dicte les lois fondamentales structurant tout groupe humain, lois universelles de l’humanité.

En 1921, avec Psychologie des foules et analyse du Moi, Freud reprend ses recherches entre individu et société :

‘"Dans la vie psychique de l’individu pris isolément, l’Autre intervient très régulièrement en tant que modèle, soutien ou adversaire, et de ce fait la psychologie individuelle est aussi d’emblée et simultanément, une psychologie sociale, en ce sens élargie mais parfaitement justifiée…L’opposition entre les actes psychiques groupaux et narcissiques se situe donc exactement à l’intérieur même du domaine de la psychologie individuelle et n’est pas de nature à séparer celle – ci d’une psychologie sociale ou psychologie des foules 21 ".’

Par l’étude de deux organisations paradigmatiques, l’armée et l’église, Freud entrevoit des représentants de l’autorité paternelle, prolongement à l’âge adulte d’identifications infantiles. Psychologie des foules et analyse du Moi explore la diversité des processus identificatoires, en particulier les identifications latérales et l’aspect culturel de l’idéal du moi, partagé par un collectif. Par extension, existerait une pulsion dite grégaire ou sociale ou encore de groupe, signifiante d’un appel du coté du groupe social et des masses.

Le second modèle de groupement, selon R. Kaës, est figuré par l’identification comme "pivot qui ordonne la structure libidinale des liens dans les ensembles. L’une des conséquences des identifications mutuelles, communes et centrales, par lesquelles s’effectuent la translation (la transformation) des formations intrapsychiques sur une figure commune et idéalisée est la formation de ce que Freud désigne, en français, comme "l’esprit de corps 22 " .

La religion trace un fil conducteur à travers les textes culturels de Freud. L’avenir d’une illusion(1927) lui est consacrée. La souffrance psychique accompagne la vie humaine, chacun y pallie par diverses solutions allant des prises de toxiques à des solutions plus sublimatoires en passant par le sentiment religieux.

Freud postule deux assertions fondamentales sur l’illusion religieuse :

Mais surtout, dans la succession de Totem et tabou, Freud reprend la question du père dans la psyché ou plus exactement du complexe paternel, composé d’ambivalence des sentiments, des désirs et des identifications. Le père prend le relais des relations primaires entre la mère et le nourrisson. La mère est le premier objet d’amour du bébé. Elle satisfait les besoins biologiques et narcissiques de l’enfant, elle lui assure protection, de ce fait elle devient le premier "pare-angoisse".

‘"Dans cette fonction, la mère est bientôt relayée par le père, plus fort, à qui cette fonction dès lors reste dévolue durant toute l’enfance. Cependant, le rapport au père est affecté d’une ambivalence particulière…On n’éprouve pas pour lui moins de peur que de désirance et d’admiration" 26 .’

Les thèmes chers au père de la psychanalyse sont repris et remis en chantier sans qu’il en épuise encore toutes les directions et les prolongations possibles.

Deux ans plus tard, Malaise dans la culture commente le sentiment d’appartenance à une culture. Ce que Freud baptise "Le narcissisme des "petites différences" délimite l'appartenance, l'identité et la continuité de l'ensemble ; il distingue chaque groupe de tout autre". Le paradigme en est le "schibboleth" qui signifie épi en hébreu. Le livre des juges rapporte qu’une tribu d’Israël est divisée en deux branches qui prononcent différemment le "sch", soit "sh", soit "s". Cette différence minimaliste entre les familles ne porte aucunement à conséquence jusqu’au jour d’une querelle meurtrière. La prononciation de "schibboleth" permet alors de distinguer les appartenances.

Le narcissisme des petites différences procède de la tendance à se mettre à part des autres, à s'affirmer soi-même, à combattre chez les autres leurs expressions narcissiques et à considérer son propre groupe (famille, institution, nation) comme supérieur à celui de l'autre. Les formations de l'idéal des autres sont particulièrement haïes et attaquées. " Cette "troisième différence", à côté de celle du sexe et de la génération spécifie le rapport de chaque sujet à la psyché de groupe dans lequel il est narcissiquement tenu, et qu'il entretient 27 ".

Au cours du texte, Freud revient sur la potentialité protectrice de la société contre la souffrance de chacun de ses membres. Freud détermine trois origines à la souffrance : le corps, la nature et les relations entre les hommes. La souffrance sociale s’ancre dans la culture créée par l’homme lui–même, par les modes de relations instaurés à l’intérieur de la société. De ce fait, se fonde également le sentiment d’appartenance à une communauté, étai du narcissisme individuel au prix d’un renoncement pulsionnel.

Le troisième modèle de regroupement se conjugue sous le signe du renoncement mutuel à la réalisation directe des buts pulsionnels.

L’homme Moïse et la religion monothéiste. Trois essais (1939) est l’ultime ouvrage du corpus sociologique du fondateur de la psychanalyse. Le "roman" 28 du personnage biblique est un nouvel essai sur la place du père, cette fois dans la multiplicité de ses fonctions au sein de la famille : fils puis père. La filiation paternelle relève de l’incertain. Cette incertitude filiative ouvre à la pensée. Marie Moscovici en souligne l’approche généalogique :

‘"Généalogie d’une représentation véritablement psychique dégagée de tout support perceptif immédiat, opération d’abstraction consécutive, dans la religion juive, à l’interdiction de représenter le Dieu en effigie. La mise à l’écart des stimulations visuelles, ainsi que des autres témoignages de sens qui attestent, par exemple, la maternité, accompagne la reconnaissance de la paternité par un acte de pensée, dont celle-ci est en quelque sorte le prototype" 29 . ’

De nos jours, les progrès de la science rendent possible le démenti du doute de la filiation paternelle. Nous pourrions appeler "foi" selon le terme employé par Claude Neri 30 ou croyance le fait que certains types de liens reposent sur une croyance et non sur une réalité. Aux liens biologiques et généalogiques, se joignent des liens symboliques. Ceci est tout particulièrement prégnant dans les rapports d’autorité à l’adolescence, entre parents et enfants, entre éducateurs et jeunes.

Pour conclure, l’ensemble de l’œuvre sociale de Freud contient trois hypothèses fondamentales, selon René Kaês d'une organisation groupale de la psyché, du groupe en tant que lieu d'une réalité psychique spécifique, du fait que la réalité psychique du groupe précède le sujet et le structure.

Nous allons prolonger la discussion autour d’une des trois hypothèses : la préexistence du groupe à la psyché individuelle. La notion d’organisation groupale de la psyché sera reprise plus loin. La troisième hypothèse portant sur le groupe comme entité et non sur le rapport entre groupe et vie psychique d’un sujet singulier demeurera une éventualité référentielle puisque le groupe en lui–même n’est pas notre objet de recherche.

Notes
16.

1993, p 25.

17.

R Kaês, 1999.

18.

La dynamique des groupes restreints, p 48

19.

Totem et tabou, p 364.

20.

1999

21.

P 123.

22.

R Kaës, 1999

23.

p 14.

24.

P 21.

25.

P 31.

26.

P 24.

27.

R Kaës, 1999.

28.

Roman historique a été le premier sous–titre.

29.

Préface de l’homme Moïse, p 52.

30.

Conférence, Université Lyon 2, Mai 2003.