3.1.1 La composition corporelle et culturelle

Corps et culture cheminent de concert dans la psyché qui s’y heurte, s’essaie à les transformer, à s’en désaliéner.

Piera Aulagnier a écrit un très beau texte sur les relations entre le Je et le corps : La filiation persécutive 35 . L’espace corporel serait un représentant métonymique de la réalité qui impose des limites, qui produit de la souffrance et procure du plaisir.  "…parce que le corps se prête à cette fonction métonymique, parce qu’il impose à la psyché ce travail de métabolisation– représentation " 36 dit P. Aulagnier, travail incessant d’élaboration dans la rencontre avec la réalité du corps qui exige "sinon plus que la réalité sociale, des compromis, des renoncements, des deuils toujours répétés, toujours à re–dépasser" 37 .

D’où proviennent les plus grandes persécutions, coercitions : du corps ou de l’environnement social ?

La culture, le regroupement, second "persécuteur" limite les plaisirs, tente d’assigner, assujettit le sujet. Le corps et la culture ne sont pas si aisément dissociables.

Le nourrisson est d’emblée dans le monde social qui l’environne par l’intermédiaire de sa mère. Par les soins précoces, primaires, la mère transmet du socius. Autant l’enfant investit son premier objet, sa mère, autant le socius y est présent. Le socius s’inscrit dans la psyché corporellement, par le handling 38 et le holding 39 . Joëlle Rochette l’exprime ainsi :

‘"L’héritage de la culture et des traditions fournit un « berceau culturel » indispensable pour le bébé et donne à la mère « un trousseau de naissance » dans lequel il puisera les ressources nécessaires à l’instauration des liens de maternage 40 ".’

Bernard Lemaigre 41 , dans la même lignée, soutient que la transmission des contenus complexes et structurés que Freud attribue à l’héritage phylogénétique, concernerait une acquisition « culturelle »   très précoce soumise au refoulement lors de l’acquisition du langage. Une part du culturel s’inscrirait dans l’infans et n’occasionne pas de représentation de mot.

Pour Jean-Claude Rouchy, la mère transmet dans le nursing son univers culturel et sa propre histoire :

‘" La culture trace la ligne entre le moi et le non–moi, l’intrapsychique et les interactions, entre le réel et l’imaginaire. Il s’agit donc de processus ou de mécanismes archaïques en rapport avec les émotions de l’amour primaire dont parlait Michaël Balint…L’incorporation culturelle est la base de l’espace et du temps relationnels et les conditionne. Elle fonctionne à l’insu du sujet, comme un automate, en des conduites programmées et non mentalisées." 42

Le culturel s’immisce dans le corporel de l’être humain puisqu’il statue en partie sur sa démarche, sa gestuelle, son expression vocale, sa proximité avec autrui, en dehors de tout apprentissage conscient. La manière dont l’enfant s’assoit, se tient debout, se déplace dans l’espace, le situe dans un lien transpsychique à la société qui l’environne.

La mère transmet le socius qui lui provient de sa propre mère et de la manière dont elle–même a été portée au cours de sa petite enfance. Ces éléments demeurent le plus souvent non mentalisables, non conscients. Marcel Mauss avait aussi pris acte qu’un " geste de la vie quotidienne symbolise l’appartenance à un groupe … La mère dispose d’un certain degré de liberté dans le choix de ce qu’elle considère comme “bon“  ou comme “ mauvais ”. Néanmoins fondamentalement, ses choix reflètent la culture particulière…autour de l’amour pour l’enfant… 43 "

En sus, au long de la grossesse et des premiers mois de la vie de l’enfant, celui-ci se love dans le creux de la mère disait Imre Herman, dans cette place qu’elle lui fait d’abord corporellement puis psychiquement en elle. Imre Herman décrit le creux de la mère avec un creux d’enfant en gigogne. Le creux accueillant est un espace psychique préexistant à l’enfant mais c’est aussi un creux façonné par l’enfant. Le creux de la mère, nous l’avons vu plus haut est tapissé de sa propre histoire, de la culture qui l’environne et de son rapport à cette culture et va se dessiner progressivement la manière dont l’enfant se love dans ce creux, la manière dont il va l’habiter. Imre Herman introduit ainsi de l’interaction là où prédomine du prescrit.

Le corps de la mère, corps porteur de socius est lié au corps de l’enfant. L’empreinte maternelle socio–historique se joue aussi de la relation singulière avec cet enfant là et de la manière dont l’enfant s’y loge.

Michel de Certeau prolonge ce débat en annexant le corps à la culture :

‘"Il n’y a pas de droit qui ne s’écrive sur les corps (…) De la naissance au deuil, le droit se saisit des corps pour en faire son texte. Par toute sorte d’initiation (rituelle, scolaire etc…) il les transforme en table de la loi, en tableaux vivant des règles et coutumes, en acteur du théâtre organisé par un ordre social (…) Sans cesse la loi s’écrit sur le corps. Elle se grave sur les parchemins fait avec la peau de ses sujets".’

Le corps et le social se fondent et dialoguent tout au long de la vie de chacun, le corps est en partie sculpté par le social dans le temps de l’originaire avec les représentations propres au fonctionnement de ce temps.

Notes
35.

In Un interprète en quête de sens, p 317 – 327.

36.

P 319.

37.

p 325.

38.

Handling ( Dictionnaire international de la psychanalyse), terme utilisé par D.W. Winnicott, désigne la manière dont la mère assure au jour le jour les soins physiques de son enfant, de telle façon que le bébé apprenne à connaître son corps. Entre la mère et son enfant se crée alors nécessairement une association psychosomatique, comme s’ils formaient une seule et même unité.

39.

Holding, terme employé par D.W. Winnicott, désigne le processus par lequel la capacité d’identification de la mère à son enfant lui permet de lui apporter un soutien physique adapté…Ce soutien au moi est une « forme d’amour » qui jette les bases d’un développement psychologique intégré. (Dictionnaire internationale de la psychanalyse)

40.

Rituels et mise au monde psychique. Les nouvelles présentations au Temple. Erès, 2002.

41.

Lemaigre B (1988)  Le travail de la phylogénèse dans l’œuvre de Freud , Revue du collège de psychanalystes, n°26, p 63-72.

42.

1996, p 34.

43.

Diatkine : surmoi culturel p1527