3.1.2 Les conceptions de l’originaire de P. Aulagnier

L’originaire et les pictogrammes entrent en échos, valident par le temps de l’indissociable ce rapport particulier que chacun entretient avec le corps et avec la culture.

‘"L’originaire est un lieu et un processus de production de la vie psychique préalables aux espaces et aux processus primaires et secondaires ; ces processus orientés chronologiquement, travaillent simultanément une fois qu'ils sont établis. L'originaire est une forme d'activité et un mode de fonctionnement psychique inaugural et produit de la rencontre entre la psyché de l'infans et le monde environnant" 44 .’

Le paradigme de l’originaire est l’autoengendrement, l’espace psychique et l’espace du "hors-psyché " forment une totalité identique, totalité de l’espace et du corps, totalité de l’espace et de la psyché.

Le pictogramme, première représentation de la psyché, image d’un objet extérieur," l’objet-zone complémentaire" est un reflet de l’activité psychique elle-même, dans une "relation d’identité et de spécularisation réciproque." L’altérité est perçue comme un autre à l’identique. Les pictogrammes sont de deux formes, le pictogramme de liaison ou le pictogramme de rejet.

L’originaire crée ce que P. Aulagnier appelle " un fond représentatif qui accompagne l’éprouvé et l’expérience du Je".

Au cours de l’originaire, l’expérience se différencie entre plaisir et déplaisir, entre satisfaction et insatisfaction, expérience à laquelle l’activité psychique va répondre soit par l’acceptation (prendre) soit par le refus (rejeter) : "…l’originaire est toujours sous l’emprise de le loi du "tout ou tout" de l’amour ou de la haine." 45

Pour conclure, P. Aulagnier conçoit deux types d’existants qui prennent leur source dans le corporel ou dans l’environnement :

‘"Le premier comprend ce dont le sujet n’aura jamais connaissance, le terme sujet incluant ici la totalité des instances présentes dans l’espace psychique.’ ‘Le second comprend deux sous–ensembles du représentable et le sous–ensemble de l’intelligible. 46 "’

Le premier "existant" s’apparente à ce que nous avons décrit plus haut de cette enveloppe culturelle non consciente. Il a sans doute aussi à voir avec le syncrétisme de José Bleger, du "monde fantôme" constitué de la culture familiale et de ce que la mère a transmis au nourrisson, un monde inélaboré, non différencié. Le syncrétisme crée un arrière–fond de non–discrimination sans lequel un groupe, un ensemble ne peut exister. Une partie du culturel serait de cet ordre.

Mimoun, un des jeunes, guide à venir dans les méandres de ce travail, "raconte", sans en donner les contenus, une vieille légende turque, que j’avais déjà entendue dans un groupe d’adultes, participants à une formation de "Français langue étrangère". La légende berce l’enfant dans une relation transgénérationnelle qui met en scène son arrière-grand-père et son frère cadet. Nous en imaginons l’ambiance : le village isolé dans la campagne turque, les deux garçons assis près de l’aïeul réclamant le conte et l’homme qui prend la parole pour la énième fois, la proximité corporelle des personnages, les sonorités de la langue, l’atmosphère de la maison... Le mythe vit dans une position méta et peu en importe la substance ou plutôt il n’en reste de la substance que l’importance de l’acte de transmission, d’une enveloppe sonore s’alimentant d’une légende dont l’origine se perd dans la nuit des temps 47 .

A contrario, le deuxième existant se fraye un accès dans l’espace psychique parce que représentables : les productions de l’originaire ; et figurables et pensables : les productions du primaire et du secondaire.

D’autres notions nous aident à penser ces premiers temps de vie du bébé, premiers temps qui comme nous le verrons plus loin ne seront pas sans répercussions au moment du pubertaire et au cours de l’adolescens.

Winnicott parle du "primitif", temps où le sujet est dans une dépendance extrême. F. Missenard  reprend le concept de signifiants énigmatiques pour évoquer en quoi ces "signifiants (sont) d’autant plus " énigmatiques" pour l’enfant qu’ils étaient inconnus de la mère qui les implantait pourtant dans la psyché de son bébé 48 ".

Bien sûr que la transmission transgénérationnelle y est très prégnante d’autant plus qu’elle ne peut être liée, transformée, symbolisée.

Néanmoins, les messages maternels peuvent être paradoxaux, contradictoires lorsque l’inscription sociale de la mère est fragile ou fragilisée quelle qu’en soit la cause, sociale ou psychologique (immigration, disqualification sociale, traumatisme, maladie mentale,…).

Au cours de sa vie, de manière consciente et inconsciente, l’enfant, l’adolescent puis l’adulte remanie son rapport au socius en fonction de ses expériences subjectives et intersubjectives.

L’entrée dans le processus primaire signe une première séparation entre le sujet et l’objet, la représentation de deux espaces distincts. La phrase de Goethe que Freud aimait à citer prend sens à partir de là : "Ce que tu as hérité de tes pères, gagne-le pour le posséder".

L’humain et le sentiment de partage de l’humanité se fonderaient sur ce temps de l’originaire. Le sentiment d’humanité se différencie de la culture en ce sens qu’il appartient à tout un chacun par l’accession à la reconnaissance de l’autre en tant qu’autre semblable.

Paul-Claude Racamier a nommé "idée du moi " une représentation de l’Humain "pas exactement la représentation de soi, ni de l’objet, tout en participant des deux à la fois…A travers cette imago, chacun de nous sait faire partie d’une lignée, d’une espèce et d’un limon spécifiques 49 ". Cette première identification à l’autre dans sa participation à la même espèce permet d’anticiper et "d’approcher l’étranger". De plus, l’idée de moi soutient l’engendrement sexuel par un couple hétérosexuel. P-C. Racamier ajoute que cet engendrement est "figuré dans la Genèse par le péché original : chute et fondation". Cette dernière remarque prendra encore plus de sens lorsque nous étudierons à travers les arbres généalogiques les rapports de parenté des participants à la recherche.

Le socius préexiste au sujet et lui est transmis initialement par sa mère au cours des premiers soins. Ainsi, l’inscription est tout d’abord corporelle avant d’être psychique et bien avant l’accès à une culture plus élaborée.

Notes
44.

R Kaës, 1999, p 72.

45.

1975, p 68.

46.

Id, p 73.

47.

J’ai interrogé un conteur sur l’origine de cette histoire : légende ? histoire vraie ?

48.

R Cahn : Adolescence et folie p 233

49.

1980, p 114.