3.2.1 Jean, un passage par l’acte symbolisant

Une brève vignette clinique issue de l’ensemble de notre corpus introduit notre réflexion, d’une part parce qu’elle questionne les fonctions surmoïques en tant qu’interdictrices et protectrices, d’autre part car elle montre la particularité de leurs fonctionnements lorsque l’acte violent ne peut être intégré comme acte du Je.

Jean est âgé de 20 ans lors de son incarcération. Il est l’aîné d’une fratrie de trois garçons. Depuis sa réussite au baccalauréat un an auparavant, il recherche un emploi.

Il n’a aucun antécédent judiciaire lorsqu’il commet un vol avec violence en réunion sur un mineur. Je le rencontre à son arrivée en prison dans le cadre de l’accueil des entrants. Il paraît perdu, désorienté. Jean minimise les faits qui lui sont reprochés. Il pense d’ailleurs être libéré lors du jugement en comparution immédiate qui aura lieu un mois plus tard. Le fait qu’il soit primaire et "de bonne éducation" jouera en sa faveur, pense-t-il.

Et il répète inlassablement au cours de cette première entrevue : " Cet acte, ce n’est pas moi.  Ce n’est pas moi. Je ne fais jamais des choses comme cela. Je ne suis pas violent".  Il reconnaît les faits mais ne se les approprient pas. Il n’est pas non plus troublé, ni affecté par la violence qu’il a commise. Il n’est tout simplement pas homme à en commettre. Il explique les circonstances particulières qui ont occasionné les faits. Sa mère lui a prêté 200F en début de semaine. Cet argent provenait de la somme remise par son père à son épouse pour les dépenses hebdomadaires de la famille. Il devait donc le rendre au plus vite afin qu’il ne fasse pas défaut à sa mère. Il ajoute que son père gère le budget familial et que cela se passe très bien.

Jean déclare, à sa décharge, avoir couru après le garçon, souhaitant lui rendre les objets dérobés, bien que ceux–ci ne soient plus en sa possession. Ils étaient détenus par son complice.

Est–ce le désir de réparation qui engendre le "ce n’est pas moi " ?
Il racontera par la suite plus précisément les faits : il était dans sa voiture avec un copain, colocataire de son foyer et son amie. Il a aperçu le garçon, marchant sur le trottoir, s’est précipité sur lui avec un couteau et lui a posé le couteau sur la gorge "du côté non tranchant". Il répétera plusieurs fois le récit de l’attention qu’il a portée à sa victime. Son compagnon a dérobé les objets. Son amie, quant à elle, attendait dans la voiture.

Le juge d’instruction demande une expertise des deux personnes mises en accusation, afin d’élucider les responsabilités de chacune avant le procès.

L’expert décrit Jean comme un jeune "page", attachant, ayant des projets professionnels solides. Jean, en effet, a rencontré un patron à plusieurs reprises. Ce dernier lui propose un emploi de commercial dans un premier temps puis de lui succéder. Revenons à l’acte délictueux qui, selon l’expert, est la résultante d’une position masochiste dans le sens d’un crime commis par sentiment de culpabilité, reprenant par là le célèbre texte de Freud.

Le même expert insiste sur le comportement manipulateur du co-inculpé, le rendant par là l’instigateur des faits. Le juge n’entérine pas les conclusions de l’expertise et condamne Jean comme principal protagoniste de l’affaire, ce qui provoquera chez lui un mouvement de révolte.

Au niveau de l’inconscient, nous pouvons émettre l’hypothèse que pour Jean deux images se superposent : "rembourser sa mère" et la vue du garçon marchant sur le trottoir, la représentation de la dette et la perception d’un adolescent.

Il associe plus tard sur le fait qu’il ait été lui–même victime de racket à deux reprises. Il a étéagressé par un groupe de jeunes un soir devant un cinéma du centre ville et s’est réfugié à l’intérieur de l’établissement. Ses agresseurs ont été interpellés mais non incarcérés. Ils n’ont pas encore été jugés au moment du délit de Jean. Leur procès aura lieu peu de temps après son propre jugement. Une autre hypothèse autour de son acte est l’agression par retournement de la violence, dans un passage de la position de victime à celle d’agresseur, d’une position passive à une position active.

Nous pouvons dire, pour conclure ce récit, que se condense dans l’agression comme dans un rêve l’image de sa mère (sa belle-mère en réalité) envers laquelle il a une dette (l’argent emprunté et une dette symbolique), de ses jeunes frères (la victime est un jeune garçon), de ses agresseurs, de la scène déjà vécue en tant que victime.

Examinons maintenant l’acte comme mise en forme d’un processus inconscient, comme une tentative de résoudre un conflit, une menace, un défaut d’historisation psychique. Nous donnerons quelques pistes touchant à différentes strates de l’histoire du sujet, à sa dynamique psychique et à une translation topique de la scène, sachant que les tentatives interprétatives demeurent toujours lacunaires.

L’idéal est présent sur deux registres pour Jean. Tout d’abord dans la représentation actuelle de son acte qui ne peut pas lui appartenir. La morale réprouve un tel acte, il n’y est pas présent, il ne s’y reconnaît pas. La représentation de l’acte prenant son origine dans le moi est exclue, voir refoulée, clivée. L’autre registre idéal est la projection dans un brillant avenir. Ces deux registres, figures actuelle et future de l’idéal se combinent entre eux pour étayer le narcissisme. On verra comment dans l’œuvre de Freud le surmoi, instance morale appartient aux fonctions de l’idéal, plus particulièrement tenues par l’Idéal du Moi.

Jean accepte de l’argent de sa mère, en catimini. La dimension du secret est récurrente dans cette famille : l’incarcération de Jean restera cachée à une grande partie de la famille au prix de nombreux mensonges. Le secret partagé avec sa mère le met dans un rapport de proximité avec celle–ci, d’où son père est exclu. Ce rapprochement crée un sentiment de culpabilité : posséder l’argent du père par l’entregent de la mère. Est-ce prendre la place du père dans une relation secrète avec la mère ? Ou posséder ce qui revient à la mère, la relation au père par la possession de l’argent du ménage ? Ce don le situe dans un ménage à trois, dans un impossible à penser.

Le sexuel dans les différentes modalités évoquées, incestuelle avec la mère, homosexuelle avec son père, vient là faire effraction et crée un sentiment de culpabilité. Il lui faut donc au plus tôt se dessaisir de ce cadeau empoisonné, générateur de culpabilité. Jean réalise dans son acte, d’une part, la répétition de la scène familiale : prendre et ne pas pouvoir rendre, il court après le jeune homme alors qu’il n’a plus les objets volés en sa possession comme il ne détient plus l’argent prêté par sa mère. D’autre part, la recherche de punition pour ce délit le soulagerait de sa culpabilité inconsciente s’originant dans la scène familiale. Ceci concorde avec la thèse de l’expert, de l’acte délictueux par sentiment de culpabilité et par recherche de punition de ses relations secrètes à sa mère.

‘"On peut montrer qu’il y a chez de nombreux criminels, en particulier des jeunes, un puissant sentiment de culpabilité qui existait avant l’acte, et qui n’en est pas la conséquence mais le motif, comme si on ressentait un soulagement de pouvoir rattacher ce sentiment inconscient de culpabilité à quelque chose de réel et d’actuel" 50 .’

Suite à cette première interprétation du vol et de sa violence, d’autres interprétations sont possibles si nous conservons l’idée d’un déplacement de conflit intrapsychique dans le réel.

La scène du racket, comporte quatre personnages : la victime, le complice, son amie spectatrice et lui-même, l’agresseur. Le complice s’empare des biens pendant qu’il menace la victime d’un couteau. Les choses se règlent entre hommes devant une femme ou entre trois individus devant un observateur. Jean a deux frères, nés du second mariage de son père. Lors du racket, il s’agit de prendre à l’un ce qu’il posséderait de précieux. Le groupe fraternel y est reconstitué, la lame du couteau portée sur son coté "inoffensif" livre une certaine ambivalence d’une agressivité qui cherche à se contenir. L’agression actualiserait une rivalité fraternelle autour de la détention de l’amour maternel. La position d’intrus de Jean dans cette famille recomposée et la qualité du substitut maternel d’une mère trop vite décédée, ne rend guère aisé le repère des sentiments entre amour et haine, attraction et rejet d’une part, ni des liens fraternels qui se construisent sur le registre de la reconnaissance du semblable, du même.

La troisième hypothèse est métapsychologique : le moi agit la violence sur un objet externe, deux parties pulsionnelles sont en jeu : avoir de l’emprise sur l’autre et lui dérober son bien, un observateur est maintenu à distance. Le scénario reprend celui des relations primaires : avoir de l’emprise sur le sein, lui dérober et incorporer le bon lait, l’observateur crée le trouble. Il possède une qualité de tiers, de différenciateur, d’un rattachement possible à un ailleurs, de père de la préhistoire. Il tiendrait lieu d’une position surmoïque qui examine, scrute, inspecte.

Nous voyons comment la scène du vol avec violence intervient dans un premier temps dans un rapport de contiguïté, la vue du garçon marchant sur le trottoir. La perception prime sur l’organisation sous la forme du rêve avec tous les déplacements et condensations possibles dont nous avons donné quelques pistes.

La position morale, surmoïque, vient au secours de Jean non pas en tant que prescripteur d’un interdit, précédent l’acte délictueux, mais lors de la reconstruction dans l’après–coup de l’acte. Cette reconstruction préserve l’intégrité du moi. La violence de l’acte est retranscrite comme une recherche de protection de l’autre puisque le couteau perd de sa valeur tranchante. Jean prend une position de protecteur, retournant ainsi sa conduite agressive en un acte innocent, sans conséquence. En quoi l’agression protège le Moide Jean de dégâts psychiques plus conséquents ?Evitement de fantasmes inquiétants ou, selon l’expression de Claude Balier "fonction de sauvetage du moi 51 " ?

Le projet professionnel soutient l’actualité narcissique mise à mal par l’arrestation. Idéal du moi ou moi idéal ?

L’histoire de Jean nous mène de la souffrance du sujet au passage à l’acte antisocial, au passage par l’acte, de l’intrapsychique à l’interpsychique familial.

Le Surmoi témoigne du rapport du sujet à la loi intrafamiliale transmise et consciente ou inconsciente et du rapport de cette loi à celle de la culture environnante.

Le concept de Surmoi d’une grande complexité, attaché aux acquis post-oedipiens, n’en reste pas moins investi des relations aux objets primaires puis d’un marquage culturel incontestable entretenant avec les deux un lien incessant. Nous allons le définir plus précisément de prime abord autour de la place qu’il occupe dans la pensée freudienne, puis son rapport spécifique au collectif et enfin en tant que porteur des fonctions idéales.

Notes
50.

" Le moi et le çà" in Essais de psychanalyse, 1981,Payot, Paris, p 267.

51.

1988, p 140.