1.2 Description du groupe non concordant

Après une description des cinq protagonistes non retenus, nous évoquerons plus longuement celui qui a fait l’objet de nos tergiversations.

Sur les cinq jeunes dont j’ai soustrait le matériel recueilli au corps de la recherche, deux se sont déplacés pour un premier entretien et deux autres pour deux entretiens et un a participé à la globalité des entretiens de recherche. Nous avons estimé que le matériel recueilli était insuffisant eu égard à nos objectifs.

Deux jeunes ont refusé de se présenter à un entretien sans que nous n’obtenions aucune explication malgré plusieurs courriers proposant d’autres dates de rendez–vous, c’est le cas de Jaled et de Sofien.

Jaled, a fêté ses 18 ans en détention. Il est primaire et mis en examen pour vente de cannabis. Au second rendez–vous, caduque par une fouille systématique des cellules, ne suivra aucune autre entrevue malgré nos courriers.

Sofien, 20 ans, primaire, mis en examen également pour participation à un trafic de cannabis, attend une libération suite à une confrontation devant le juge d’instruction. Lors du premier entretien, il est très agité, dans un mouvement de refus identificatoire aux autres détenus, de déni de la délinquance de ses actes. Il vient au second rendez- vous qui fait suite à la convocation du juge. Il est toujours dans le refus de son incarcération et fait part de ses conduites addictives au cannabis et à l’alcool à l’extérieur. Il sollicite notre alliance quant aux conditions inacceptables de détention. Sofien ne répondra pas aux sollicitations ultérieures.

Dans deux autres cas, l’introduction du média provoque la rupture.

Azzedine, 20 ans, primaire, vient d’être incarcéré pour vols à main armée en réunion. Suite à une violente arrestation au cours de laquelle il a été grièvement blessé, il a été hospitalisé un mois en service de médecine pénitentiaire. Il tempère son refus de tracer son arbre généalogique lors du deuxième entretien par une proposition de le réaliser en cellule. Il ne se présentera pas au rendez–vous suivant.

Quant à Karim, 20 ans également, multirécidiviste depuis l’âge de 16 ans, il connaît bien le SMPR qu’il a surtout fréquenté lors de ses incarcérations au bâtiment des mineurs. Il est incarcéré pour violences en réunion dans une sombre affaire de règlement de compte. Il a un long parcours d’enfant placé ce qui n’est pas le cas des trois précédents. Après avoir refusé les consignes de l’arbre généalogique, il disparaît aux fins fonds de la détention.

Nous analysons ces refus exprimés dans un second temps, c’est à dire lors de la rencontre avec l’autre, psychologue–chercheur, comme une difficulté de la tentative de symbolisation, d’un sentiment de mise en danger par la sollicitation d’une position subjective.

Cela a paru d’autant plus flagrant pour les deux personnes s’éclipsant suite à la deuxième entrevue. L’introduction d’une médiation, obligation à symboliser a été l’occasion de différentes stratégies dont l’une est de concevoir l’arbre généalogique en cellule. Malgré l’acceptation de notre part et le prêt de matériel, la réalisation dans ce contexte s’est révélée impossible. Ces faits tendent à démontrer combien la rencontre avec un psychologue en milieu carcéral ne se réduit pas à une simple rupture de la monotonie quotidienne mais suppose une implication et l’acceptation d’une fragilisation momentanée du narcissisme.

Nous avons tenté d’élargir le plus possible la population contactée par l’absence de recours aux intermédiaires habituels susceptibles de cibler un public ad hoc (travailleurs sociaux, soignants, personnel pénitentiaire). Cette adresse au quidam des jeunes détenus n’a pas supprimé un biais dans la recherche : l’acceptation d’un minimum de capacité réflexive ou d’une capacité à s’appuyer sur notre propre appareil à penser. Nous verrons plus loin si nous en repérons certains indices. Nous retenons de ce petit groupe que trois sont âgés de 20 ans et un de 18 ans qui a été incarcéré peu de temps avant son dix-huitième anniversaire, trois sujets sur les quatre sont primaires, ont toujours vécu au sein de leur famille d’origine. Leurs délits présupposent une certaine organisation, filière de trafic de drogue, vol à main armée en réunion. Le dernier, Karim, a déjà un long parcours de violence. Sa violence, pulsionnalité non transformable est loin de la délinquance préméditée des trois autres sujets.

Un dernier protocole non conservé nous a longtemps questionné. Il concerne Zoubir qui a participé à la globalité du dispositif. Zoubir traversait un épisode délirant lorsque nous l’avons reçu. Notre rencontre a permis qu’il soit pris en charge par le SMPR et que soit négocié un statut de personne handicapée à sa libération.

Le délire portait sur sa filiation paternelle. Son père est décédé au moment de sa naissance. Etant donné l’état confusionnel de Zoubir, nous n’avons jamais su si le décès datait de la première année de sa vie ou si la tentative de reconstruction de son histoire tournait autour de la réelle paternité de cet homme, la date de la mort annoncée par Zoubir précédant d’un an, jour pour jour sa naissance.

Je lui consacre une place dans ce texte, marginale certes, en rapportant quelques extraits des entretiens que nous avons eus avec lui et quelques éléments d’analyse.

‘Alors que nous nous présentons, Lucile et moi-même, Zoubir se souvient de l’échange de courriers et nous demande : " Quelles options proposez-vous ? " Puis il ajoute qu’on tombe bien car il va mal en ce moment : "J’ai envie de me charcler. Cela va mieux depuis que j’ai changé de cellule. Je suis à St Joseph et maintenant, çà va bien." Devant notre refus de le laisser téléphoner, de lui donner des enveloppes, du papier et encore bien d’autres choses énumérées avec précipitation, il reprend le fil de sa pensée, comme si nous étions hors de sa présence, hors de toute communication :"Je parle à l’intérieur de moi. Plus j’avance dans la vie, plus çà se complique, plus j’ai peur… J’arrive à arrêter mes peurs… Mais quand même j’ai peur… " Il questionne sur d’éventuels liens de filiation entre moi et Lucile, dubitatif devant notre réponse négative. En quittant le bureau, Zoubir regarde la stagiaire puis se tourne vers moi : " Il faut qu’elle fasse attention !". Zoubir balance entre monde interne et monde externe, entre pulsion de mort et pulsion de vie, entre nous présentes et interpellées comme double (Lucile doit faire attention) et en possession d’objets convoités et nous présentes- absentées. Ces allers-retours nous font vivre un vécu d’inanité, tel que le décrit P-C. Racamier, c’est à dire un investissement minimum dans la relation assorti d’un déni de signifiance. ’ ‘Le délire s’ancre dans la réalité objective du drame de la mort du père. Pour Freud, les formations délirantes contiendraient "un niveau de vérité historique 108 ". ’

Zoubir se questionne ainsi: "Je ne sais pas si j’ai été volé ou pris à l’hôpital ou né normal. Je vais être honnête avec vous, madame. " Cette phrase de Zoubir exprime l’hésitation quant à ses origines. Il pourrait être né de parents inconnus (volé), pris à l’hôpital –il connaîtrait au moins le lieu, sa mère - ou naître normal d’un couple parental… Le délire reprend les incertitudes du roman familial, se fond au délire de la nomination. Mais d’où vient ce nom ? " Ma mère s’est toujours appelée G et mon père aussi. S (son propre nom) je ne sais pas d’où çà vient. Mon père ne s’appelle pas S, avant au début, je m’appelai Espé ". Ce SP reste mystérieux, du coté du " sans père" ou d’un défaut d’inscription sociale de la mère " sans profession". Zoubir erre à travers la tragédie de l’histoire familiale sans parvenir à s’y inscrire.

‘"Se coller aux objets, les imiter, c’est, pour le psychotique, pallier la difficulté de se vivre soi-même comme distinct de l’autre. Quand vient le temps de son adolescence, il erre dans sa généalogie en quête d’une place, d’une position qui le situe par rapport aux autres. S’ouvre alors pour lui la question de son inscription, de son lien de filiation 109 " dit Salomon Resnik. Zoubir erre dans sa généalogie sans pouvoir répondre à ses questions. La version du complot est une ouverture à la scène primitive . Quel est ce complot qui a tué son père et l’a mis au monde ?’

P. Aulagnier parle de l’entre-deux de la certitude et du doute chez le psychotique. Zoubir a la certitude que la mort de son père, si elle a eu lieu, est la conséquence d’une machination. "L’appel à la certitude délirante ne doit pas faire illusion , les pensées par lesquelles le délirant pense son Je, se superposent, sans pour autant l’annuler, à un doute dramatique le concernant, doute qu’elles espèrent en vain réduire au silence" 110 Les doutes de Zoubir portent sur la date de la mort de son père, un flou existe qui met en doute l’identité du père, le second porte sur sa nomination, nom de la fratrie mais non repérable dans les générations précédentes à travers son discours, demeure un inconnu du père.

Progressivement, l’incertitude se reporte sur "la vérité du décès" du père. La mort de son père devient peu à peu de l’ordre de l’incertitude : comment vérifier sa mort ? Il est allé sur sa tombe, il a vu son enterrement. Peut-on dire que ce père est mort–né, mort avant de naître à son fils ? Il renvoie à du non figurable, à de l’inconnu. Cet inconnu, c’est l’inconnu auquel a à faire l’adolescent. Nous avons parlé plus haut d’un inconnu que S. Lebovici nomme le roc idéologique .

Zoubir est né d’un père mort, quoiqu’il en soit de la date de la mort de son père. Il ne peut en faire le deuil contrairement à sa sœur qui « l’a vu ». Le vu tout comme l’entendu donnent accès à la fantasmatisation. Zoubir perçoit le manque de " ce vu ".

Comment alors entamer le nécessaire travail d’individuation-séparation ? Comment vivre ou survivre d’un père mort ? Comment être normal ?

Dans Totem et tabou, l’absence du père marque le début de la fonction paternelle, encore faut-il que le père ait d’abord vécu pour en connaître l’absence, dans une hallucination négative, lacune de la fonction paternelle dans la psyché. S. Ferenczi définit deux temps de la psychose " le premier temps d’hallucination négative serait … une protection narcissique face à l’afflux traumatique d’excitations, tandis que le second temps serait la production compensatoire d’hallucinations positives ou d’un délire 111  ". Le délire vient ici comme soutien à la vie psychique.

La date de la mort du père inscrite par Zoubir sur son arbre généalogique exclut cet homme en tant que géniteur, il serait mort un an avant sa naissance.

La présomption du meurtre du père met au travail psychique l’absence du père biologique, tentative de restauration de celui-ci. Le père étant là aussi différenciateur et séparateur entre lui et sa mère tant haïe. L’absence paternelle rend impossible l’accès à l’altérité et réveille le fantasme d’être dénommé, mal nommé, du coté de la disparition, de l’inexistence, de la non–présence à soi. La mort du père rend caduque toute tentative de penser la filiation, la chaîne des générations et obère de sa propre représentation de la généalogie.

François Marty pense que "ce qui se dévoile derrière l’autodidactie psychotique" (on pourrait faire l’analogie avec le délire de Zoubir comme construction du monde), "c’est la nature de l’exigence à laquelle il répond : la quête et la maîtrise de l’origine… La question des origines n’est pas seulement celle de la naissance, c’est aussi le début de la capacité  qu’a l’homme de penser sa condition d’humain qui inclut la sexualité et les générations 112 ".

Il partage son nom avec sa sœur et son frère. Ce nom le met hors filiation puisqu’on ne peut pas savoir d’où il provient. Le nom même de son père lui a été soustrait. Il porte un nom sans origine, dit-il. Ses demi–frères porteraient par contre le nom de son père, dans la réalité, celui de sa mère, et non le nom de leur propre père. Nous sommes bien sur le versant des origines introuvables dont parle P-C. Racamier.

‘"Cet antoedipe ultradéfensif connaît des issues psychopathologiques diverses, qui sont comme autant de métacatastrophes. Tout naturellement celles-ci sont centrées sur des dénis d’origine : tels sont les objets délires – aux origines déniées- et les circuits paradoxaux – aux origines introuvables -, ensemble combiné dans les psychoses schizophréniques 113 ".’

Apparaissent des pensées vagabondes, persécutoires autour de la question de son origine, du nom du père. Les termes de pensées sauvages ou pensées errantes appartiennent à Bion.

‘" La pensée sauvage du psychotique est à la fois une image, un souvenir, un fantasme 114  ", cherche un penseur, un nid…"Il s’agit d’accueillir les pensées égarées et de leur donner asile, de les aider à retrouver leur nid et une nouvelle fécondité. 115 "’

Ces pensées sont recueillies en parties dans les actes délictueux.

‘" La question du passage à l’acte lorsqu’il se réalise dans le crime, est, sur le plan juridique celle de la responsabilité ou de l’irresponsabilité du meurtrier. Sur le plan psychopathologique, lorsque l’agir est d’ordre psychotique à l’adolescence, il interroge l’occurrence de sa survenue en lien avec l’évolution de la pathologie qui le sous-tend. Sur le plan clinique, il témoigne de ce qui du sujet, cherche à se dire. 116 "’

L’acte délictueux ne met pas de point d’arrêt au délire qui se met en mots, raconte le drame de son histoire.

Ces pensées vont aussi trouver dans les séances, à travers les médiateurs, des chemins d’erre et de construction. Zoubir cherche à établir des liens, essaye de penser.

Après la réalisation de la trajectoire spatiale ne dit-il pas : "…dites–moi de quoi va-t–on parler que j’y réfléchisse avant, que je ne vienne pas comme çà, que je prépare". Il peut y avoir des liens et de la pensée. Une pensée qui précède est possible. L’investissement est majeur au cours des séances, dans l’application qu’il apporte à son dernier dessin et dans le lien qu’il entretient avec nous à travers le dispositif de recherche. C’est comme si là il s’appropriait la recherche, il recherchait pour lui.

La richesse du matériel est indéniable et son application à répondre aux consignes est étonnante (voir annexe). Nous avons convenu que ce corpus extrait lors d’un épisode de décompensation psychotique ne pouvait supporter un essai comparatif et une analyse portant sur un ensemble. C’est pourquoi nous avons tenu à en faire part dès à présent. Ce qui apparaît sous forme délirante et verbalisée chez Zoubir semble parfois sous–tendu chez d’autres. Je pense plus particulièrement à Taïr dont nous parlerons plus loin.

Au long de l’écrit, il est possible que nous fassions allusion à ce groupe tenu à l’écart et plus particulièrement dans ce même chapitre lorsque nous différencierons les âges d’entrée dans la délinquance puis au troisième chapitre à propos de la relation au lieu de vie, familial ou institutionnel et la spécificité des jeunes ayant été placés.

Notes
108.

Freud : Construction en analyse, 1937

109.

Cité par F. Marty, Filiation, parricide et psychose à l’adolescence, p 56.

110.

P. Aulagnier , 1979, Les destins du plaisir, Paris, PUF.

111.

Dictionnaire internationale de la psychanalyse, p722.

112.

Marty F, 1999,

113.

P-C. Racamier Le génie des origines p125

114.

S.Resnik ,Mars 1999, p134

115.

S. Resnik, 1999, p145

116.

F. Marty, 1999, p75