2.2.1 Les auteurs de crime

Trois jeunes sont mis en examen dans le cadre d’une affaire criminelle à l’instant où nous les recevons : Ahmid, René et Salah.

Ahmid, 19 ans, est l’aîné d’une seconde fratrie du coté maternel et paternel. Ses deux demi-frères maternels ont vécu dans la famille recomposée puis ont été renvoyés du domicile familial par leur beau- père. Après un passage à la cité de l’enfance, ils vivent de manière autonome et exercent tous les deux le métier de cuisinier. Les récriminations d’Ahmid contre son père portent sur l’exclusion de ses demi-frères. Ahmid est lui-même parti du foyer parental, a loué un studio et exercé les mêmes fonctions que ses frères aînés. Cependant, il rendait fréquemment visite à ses jeunes frères pour lesquels il ressent un grand attachement. Sa mère est évoquée lors de la construction de son arbre généalogique comme celle qui a procuré au père l’opportunité d’une ascension sociale : l’immigration vers la France. Lorsque nous rencontrons Ahmid, il est incarcéré depuis 16 mois. La date de cette première incarcération coïncide avec son dix-huitième anniversaire. Lors du premier entretien, Ahmid parle longuement du crime, tentative d’homicide dont il doit répondre devant les assises des mineurs d’ici la fin du mois. En revanche, il reste réservé sur son histoire, émettant des réponses laconiques.

Le récit de son crime qualifié de "tentative d’homicide involontaire" témoigne d’une intention de compréhension de la scène d’un meurtre potentiel. Alors qu’il tentait de s’emparer d’un autoradio, il a été surpris par le propriétaire de la voiture. Ahmid a alors montré le couteau qu’il tenait à la main pour commettre son infraction. L’homme a réagi violemment et pendant la brève altercation qui a suivi, le couteau l’a grièvement blessé : "En une fraction de seconde, il a été blessé…il a été touché au cœur…mais pas volontairement. Il faut un truc psychologique pour toucher au cœur". Il ne comprend pas comment ce " petit vol de poste" s’est démesurément transformé : "J’étais dans une voiture pour voler un poste et je me retrouve dans une affaire criminelle"…Ahmid répète qu’il ne se considère pas comme un criminel. Il en a tellement vu depuis son incarcération…des criminels…

Cette scène traduit ce que J. Bergeret nomme la violence fondamentale : l’intrus, le propriétaire de la voiture fait effraction dans l’espace d’Ahmid, le menace de mort et crée un dilemme : lui ou moi. Ceci est d’autant plus amplifié par l’intrusion dans l’espace clos de la voiture, double enveloppe corporelle, protectrice.

Ahmid évoque plus tard d’autres enveloppes non contenantes. Son père fermait la porte de l’appartement à clef afin d’empêcher toute sortie de son fils. De manière concomitante, Ahmid demande protection auprès des éducateurs de la PJJ. Il sollicite une "chambre à soi", reprenant l’expression de Virginia Wolf 120 . Lorsque qu’Ahmid vit dans son propre studio, celui–ci ne lui apporte ni protection, ni contenant, contrairement sans doute à la chambre imaginée au sein d’une collectivité.

"Il faut un truc psychologique pour être touché au cœur", Ahmid annonce ainsi une scène dont la violence est évincée par ce "truc" qui ne va pas sans évoquer une proximité amoureuse, une séduction homosexuelle. La proximité de l’homme vient comme une menace d’effraction homosexuelle mais aussi comme une tentative de séduction, contrainte psychique et physique tout comme son père ferme les portes de l’appartement à clef, le soumettant à la contrainte de l’enfermement physique devant un refus, semble-t-il, de rapprochement psychique. Son père est touché au cœur lorsqu’Ahmid s’éloigne, loue un studio, il ne prononce plus un mot pendant un an. Lorsque l’homme fait irruption, en une fraction de seconde, il s’est agi à nouveau de couper un lien indéfectible.

René, 23 ans, est l’avant-dernier d’une fratrie de quatre. Ses parents, agents hospitaliers sont originaires des Antilles. Il n’a jamais suivi les cours du BEP électrotechnique vers lequel il a été orienté après la classe de troisième. Dans son discours, les autres ont peu de place comme autre différencié. Il ne dira rien des circonstances de son incarcération. Il répond le plus souvent sur un ton ironique, sarcastique, esquivant les réponses jusqu’à énoncer de fausses assertions. Il déclare n’avoir été incarcéré qu’une seule fois auparavant, en qualité de mineur. En fait, il purge sa septième condamnation. Plus tard, il annonce être là pour viol puis se rétracte… pointe de perversité, à l’affût d’une expression d’effroi chez son interlocutrice. Lucile ne se satisfait pas des réponses évasives de René et s’enquiert de la fiche pénale auprès du greffe. René a participé à une série de vols à main armée en réunion. René est détenu à la maison d’arrêt Saint–Paul pour ses crimes depuis quatre ans soit depuis l’âge de 19 ans. Alors qu’il fait part de la lourdeur de sa peine (9 ans) et d’un projet de détention (entrée en formation dans une maison centrale de l’est de la France), il passe sous silence son rapport à la délinquance.

L’intérêt de cette rencontre réside dans le fait que René représente un groupe de détenus auquel nous n’avons généralement pas accès. Sa méfiance ainsi que son adhésion au groupe, que nous supposons, le situe à la marge de la détention ; la bande prédomine aux liens interindividuels. Cet écart dans sa vie quotidienne nous donne l’occasion d’une part d’appréhender son fonctionnement psychique dans le cadre de la recherche certes, mais également d’interroger nos pratiques soignantes et de prévention en milieu carcéral. René associe nos rencontres à l’expertise obligatoire lors d’une comparution aux assises. L’évocation de la lecture des conclusions de l’expert soulève de la colère : " Il était fou…c’était un expert, moi je ne dis pas çà… Il a dit que j’étais fou, schizo, irrécupérable pour la société…"L’expertise est perçue comme un arrêt de la pensée, un terme à la capacité transformationnelle là où nous mettons en place un protocole d’élaboration.

René est psychiquement très proche d’Azzedine, mis en examen pour des crimes similaires et qui a refusé la construction de son arbre généalogique.

Salah, 19 ans, a bénéficié d’une enfance heureuse, affirme-t-il. Ses parents, commerçants, lui offraient un cadre de vie confortable. Il vient de réussir son baccalauréat et s’apprêtait à pourvoir aux inscriptions universitaires. Il est le troisième enfant d’une fratrie de quatre : son frère aîné travaille et sa sœur est étudiante. Ses parents ont adopté, peu après leur mariage, à la mort de leurs deux parents, une grande fratrie de neveux et nièces du côté paternel. Ceci transforme la configuration familiale, proche du modèle occidental, plaçant les enfants biologiques du couple dans une position benjamine.

Salah vit sa première mise en examen, pour vol avec violence en bande organisée. Au vu de la gravité des faits et du nombre d’auteurs, sa mise en détention provisoire durera plusieurs mois. Salah minimise les faits, pense que l’affaire sera correctionnalisée : "Je devais juste conduire une voiture". Les agressions étaient extrêmement violentes : le gang arrêtait des camions en pleine nuit et les dévalisait. Toutefois, la rare violence de l’acte ne l’effleure pas le moins du monde.

Il regrette de ne pas avoir bénéficié d’une libération provisoire pour régler diverses affaires, en particulier le gardiennage de ses chevaux.

Salah a commis cette série de crimes avec un de ses cousins maternels, délinquant récidiviste qui venait de purger une longue peine. Ils étaient devenus inséparables depuis la sortie de prison de ce dernier. Salah parle de la fierté procurée par l’intérêt que son cousin lui portait. Il décrit une relation de dépendance où il ne pouvait rien refuser…. Malgré ses 1m90, Salah garde une bonhomie qui n’attire en rien la méfiance.

Sa délinquance est liée à la fascination qu’exerce sur lui son cousin et à la reconnaissance de l’intérêt que celui–ci semble lui porter. Ce lien passionnel occulte tout jugement moral.

Sur les trois jeunes passibles des assises, un seul Ahmid a commis un crime de sang, les deux autres sont auteurs de faits criminalisés pour participation à une bande organisée. Le passage à l’acte, la préméditation, la pulsionnalité interviennent sur des registres différents. Nous devons en tenir compte quant à la compréhension des dynamiques psychiques en jeu.

Les onze autres protagonistes attendent un jugement ou ont été jugé par un tribunal correctionnel. Quatre sont primaires : Michel, Jean qui a déjà fait l’objet d’un premier exposé, Mario et Smaël.

Notes
120.

Woof Virginia, Une chambre à soi, Edition 10/18 de 1996. Cet essai de V. Woolf traite des femmes et des romans, des femmes et de la création littéraire. La création littéraire des femmes passe par l’acquisition d’une chambre à soi, d’un espace personnel protégé. Cette sollicitation d’Ahmid d’une ouverture à la création transparaîtra dans la construction de sa trajectoire spatiale.