2.3.1 Le champ social substitutif de l’univers familial

Nous consacrerons une première partie à D.W. Winnicott, précurseur et incontournable penseur des conduites antisociales avant de nous tourner vers des auteurs contemporains.

Winnicott lègue une littérature abondante sur l’adolescence, la délinquance et les institutions afférentes.

Dès 1946, Il s’intéresse aux conduites délinquantes des adolescents 124 . Sa théorisation s’enracine dans l’observation des enfants déplacés au cours de la seconde guerre mondiale. En 1956, dans sa communication à la société britannique de psychanalyse : la tendance antisociale 125 , il décale ses propos vers la compréhension d’attitudes ne présentant pas encore de bénéfices secondaires, non fixées. Par la suite, différents textes et conférences font part de ses pensées sur l’adolescence et la déprivation tout au long de sa vie. Ses recherches et sa position de psychanalyste l’ont conduit à se pencher sur les institutions éducatives ayant en charge les mineurs délinquants. Winnicott soutient l’inadaptation des thérapies psychanalytiques à ce type de pathologie et préconise des prises en charge éducatives au sein d’institutions spécialisées. Ce dernier point sera développé plus judicieusement au troisième chapitre : " Liens psychiques aux lieux institués".

Un grand nombre des textes de Winnicott sur ce thème ont été regroupés, en France en 1994, sous le titre Déprivation et délinquance.

Winnicott distingue la défense antisociale organisée propre au délinquant de la tendance antisociale de l’enfant.

La défense antisociale organisée est complexifiée par l’attribut de bénéfices secondaires et par les conséquences sociales de l’acte. La tendance antisociale ne relève d’aucune structure particulière, névrotique ou psychotique. En revanche la déprivation est toujours à l’origine des comportements antisociaux. Le nourrisson a connu une relation suffisamment bonne qui a été perdue trop précocement. Winnicott pense que ce sevrage affectif brutal signifiant la perte d’un être cher mais aussi celle du sentiment de sécurité, a lieu à la fin de la première année ou au cours de la seconde année de vie du bébé.

‘"Il est généralement admis maintenant qu’il y a une relation entre la tendance antisociale chez les individus et le sevrage affectif à la fin de la première année et au cours de la seconde année…c’est à dire qu’il y a eu perte de quelque chose de bon, qui a été positif dans l’expérience de l’enfant jusqu’à un certain âge." 126

La déprivation est repérable par des faits réels chez certains jeunes : Jean a perdu sa mère alors qu’il était âgé d’à peine un an. Mario vit ses deux premières années dans une pouponnière. Lamzi est abandonné par sa mère à l’âge de 4 ans. Adjib est confronté aux crises de désespoir maternelles dès sa plus tendre enfance. Concernant, les autres protagonistes, aucun souvenir ne nous donne accès au vécu de la perte que nous ne pouvons qu’imaginer comme une rupture de l’attention maternelle pour des raisons diverses, l’exil pourrait en être une, les préoccupations conjugales une autre.

Lors de la déprivation, l’enfant est en capacité de repérer que la perte subie est perte d’un bon objet extérieur et provient donc de l’environnement.

La tendance antisociale se traduit dans un double mouvement de recherche de l’objet et de destruction. "Le caractère dommageable des symptômes" est indéniable. En ce sens le vol de voiture est exemplaire : un contenant merveilleux à voler et à conduire. "Une belle voiture, un rêve de la conduire" dit Mounir. Non seulement l’objet convoité est dérobé mais en plus il est maîtrisé. Quant à Taïr, il ne peut résister à s’emparer du véhicule et répond violemment à celui qui l’empêche d’en jouir à sa guise, le policier qui l’interpelle. Par la suite, la restitution de l’aspect destructeur de l’acte est souvent atténué lors du récit en présence d’autrui.

L’agir antisocial de l’enfant sous–entend une capacité à interpeller l’autre, une attitude d’espoir là où il pourrait exister du repli. "La caractéristique essentielle de l’enfant antisocial est qu’il incommode, et c’est aussi, au mieux, un trait favorable indiquant à nouveau une nouvelle potentialité de recouvrer la fusion des pulsions libidinales et de motricité qu’il a perdus" 127 , écrit Winnicott danssa communication sur la tendance antisociale.

L’espoir est celui "d’obliger la société à revenir en arrière avec lui jusqu’au moment où les choses se sont mal passées et à reconnaître les faits". 128 Apparaît ici le report sur la société d’une déprivation qui a eu lieu pendant la petite enfance au sein du premier environnement, le groupe familial. Déjà Winnicott avait souligné ce fait dans Quelques aspects psychologiques de la délinquance juvénile : 

‘"L‘enfant antisocial cherche simplement un peu plus loin ; il regarde vers la société au lieu de regarder vers sa propre famille ou école, pour lui fournir la stabilité dont il a besoin afin de traverser les premiers stades, tout à fait essentiels, de la croissance affective." 129

L’enfant a repéré que les défaillances primaires proviennent de l’environnement et l’enfant ou, plus tard, l’adolescent se tourne vers l’environnement pour y trouver une réponse. Le double mouvement est ici d'appel et de destructivité auprès de la société, appel d’un autre auquel s’ensuit l’attaque de cet autre. Le policier de Taïr en fait les frais, les arrestations d’Adjib et de Mario ne surviennent qu’à Lyon, dans une proximité familiale, actuelle et historique, alors qu’ils courent de ville en ville, Smaël se sent soulagé dans les premiers temps de sa détention.

Famille et socius sont intriqués, indémêlables psychiquement comme en témoigne la sempiternelle quête de triangulation de Taïr. Que peut on dire du rapport entre sujet–famille et socius ?

Notes
124.

Quelques aspects psychologiques de la délinquance juvénile in 1957, Paris, Payot, p 165 – 173.

125.

In 1969, De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, p 175 – 184.

126.

1956, p 178.

127.

1956, p 180.

128.

1966, L’absence de sentiment de culpabilité in Déprivation et délinquance, p 134.

129.

Déprivation et délinquance, p 142.