2.3.2 L’acte délictueux comme événement social et psychique.

Parmi les besoins propres à l’adolescent figure celui de se sentir réel d’après D.W. Winniccott. L’acte provoque de l’événement, événement agi et psychique sur lequel le fait de se sentir réel va s’étayer.

P. Gutton cite la définition de l’événement de G. Deleuze:

‘" …comme la survenue "dans le monde de quelque chose qui force à penser… une rencontre". L’événement marque les "forces du dedans" du fait de sa nouveauté circonstancielle ; à la fois il en ébranle la cohérence relative et introduit l’occasion d’une activité représentative. Le thème est l’extériorité précisément nécessaire et risquée pour l’activité du penser… La vérité dépend de la rencontre avec quelque chose qui nous force à penser et à chercher le vrai"(Deleuze, 1970). Le véritable acte de penser se déclare donc dans le champ d’un "non représenté jusqu’alors" par la création de représentations donnant significations aux objets événementiels. L’activité représentative est toujours à la pointe d’un non - représentable" 135 .’

Lorsque l’acte devient événementiel, il s’historicise, s’étoffe, prend du sens, dévoile ce qui se trame en sourdine. P. Gutton ajoute que l’événement crée de l’éprouvé et de la violence et que, cependant, cette violence, passée un certain seuil, peut attaquer la pensée en la sidérant.

Je voudrais là reprendre nos observations cliniques. Nous avons développé des hypothèses autour du vol de Jean, également autour de l’homicide involontaire d’Ahmid qui vient faire rupture dans ses pratiques quotidiennes d’agirs illicites. Nous citerons l’infraction de Mimounqui a causé son départ du CER : "l’emprunt" du camion du centre. Pour d’autres, "en panne" devant la réitération de la violence, l’accumulation de délits dont aucun n’émerge, ne se raconte, laisse dans la sidération. Le délit ne se repère pas alors comme événement mais participe à un délire de délits, à un délire agi, à un délire d’agis. Ces expressions tiennent compte du versant maniaque du passage à l’acte, répétitif dans un temps relativement condensé. Là où le délire reste pour d’autres dans l’imaginaire, s’y introduit ici la motricité, l’agir se nourrit de scénarios réitérant une unité spatio – temporelle.

Adjib témoigne dans sa trajectoire spatiale (annexe) d’errance, de multiples actes illicites, de conduites à risque, d’une sexualité à tonalité incestueuse. Mimoun raconte un été "formidable ", empli d’agitations nocturnes, d’ivresse de délits, d’alcool et de cannabis et de plusieurs gardes à vue, passages obligés moins agréables.

La série d’agirs renvoie à d’autres séries d’événements infantiles, peut-être à ces discontinuités relationnelles dont ils ont été victimes. La série s’inscrit dans le psychisme, non pourvoyeuse de sens pour l’instant. Nous verrons comment Mimoun, peu à peu distingue des délits–événements, les différencie, ce qui le renvoie à des liens intersubjectifs, actualité de son adolescence.

Quant à l’événement, émergeant, violence interprétative, il ouvre les voies de la symbolisation. Marie Moscovici reprend un texte de P. Fédida " Il ne se passe rien". Fédida démontre en quoi "l’animation de la vie est éprouvée comme une menace violente de mort sur la vie". Cette anesthésie de la vie, M. Moscovici la situe en deçà du deuil, de la perte, de la séparation, en-deçà peut-être d’une biographie strictement individuelle, en deçà encore d’une vie psychique à soi. Cette question centrale de l’appartenance à l’espèce et de l’individuation parcourt ce texte comme un fil d’Ariane de la vie psychique. M. Moscovici écrit : " Entre l’idée de "il est arrivé quelque chose", qui connote un fait individuel ou collectif susceptible d’être désigné comme causal, et celle d’un "il ne se passe rien", c’est peut–être toute une histoire de l’événementialité psychique et des états de langue, comme des formes de la douleur et du regard porté sur elle, que l’on pourrait tenter de déplier" 136 . Les symptômes antisociaux, oscillation entre événement ou non-événement, évitement des mots pour le dire ou déclencheur d’une histoire, celle qui vient de se dérouler, réminiscence d’un côté dit M. Moscovici, travail de mémoire de l’autre.

L’acte isolé est celui qui s’isole, se singularise quelle qu’en soit la cause, rupture de la répétition, effraction d’un autre dans son espace, après–coup du traumatisme, devient matériel à symboliser mais aussi rencontre avec l’autre, avec l’altérité, l’autre représentant les autres du socius. En ce sens, l’événement est social. A contrario, les délits en série, délires de délits, "répétition d’éléments historiques non mentalisés, non secondarisés ", selon l’assertion de C. Balier, creusent un travail souterrain mais sidèrent la pensée, attaquent dans l’actuel les fonctions de l’imaginaire. S’il y a gel de l’imaginaire, comment fonctionne l’appareil psychique pris au regard de l’agir délinquant ?

C. Balier, à travers sa pratique au SMPR de Varces, a proposé une nouvelle lecture du passage à l’acte. Il souligne le clivage entre des conduites le plus souvent de gens ordinaires et l’effroyable des actes commis : dans notre population, ceci est le cas de Salah, lycéen sans embûche, de Jean, issu d’un milieu de juristes ou encore de Smaël qui rapporte loyalement sa paie à son père. De ce fait, "il y a donc deux comportements contradictoires, deux personnalités : le maintien d’une capacité de contacts avec la réalité qui ne se laisse pas envahir d’angoisse, et les fantasmes à l’origine des comportements violents" 137 . Pour C. Balier, l’acte signifie un mouvement d’autoconservation face à un éventuel envahissement psychotique, à une perte des limites Moi/non Moi, à un épisode confusionnel.

L’auteur assimile le passage à l’acte "à un meurtre, qui correspond à une tentative d’incorporation d’un objet externe chargé de toute la projection de l’imago archaïque toute -puissante" 138 . L’agir a pour fonction de maintenir le clivage du Moi.

Nous adhérons à l’idée d’un symptôme, plutôt qu’à celle d’une personnalité psychopathique dans la mesure où le symptôme nous dit quelque chose d’une tentative de symbolisation ou d’un mouvement d’autoconservation face à une menace d’effondrement psychotique comme le dit C. Balier, quelle que soit la structure sur laquelle il se greffe. Ce symptôme a la particularité

d’interroger l’autre et le socius au cours d’un agir, mettant en jeu la motricité. Nous venons de voir que les enjeux économiques sont de taille dans la manière dont le Moi interroge son rapport à l’environnement, qu’en est-il au niveau topique ?

Notes
135.

2002, p 309.

136.

2002, p201 .

137.

1993, p 171.

138.

Idem, p 181.