Chapitre II. De la filiation à l’affiliation 

Introduction

Nous avons à plusieurs reprises effleuré au cours du premier chapitre la question du lien entre le sujet et son environnement initial, sa famille, et celle des transmissions intergénérationnelles.

Il n’est plus à démontrer que la famille, groupe primaire, instruit pour le sujet son rapport interne au socius. Freud l’a écrit dans Psychologie des foules et analyse du moi : "Nos supputations sont, de ce fait, orientées vers deux autres possibilités : que la pulsion sociale puisse être non originaire et non décomposable, et que les débuts de sa formation puissent être trouvés dans un cercle plus étroit, comme par exemple celui de la famille" 156

Lacan affirme en 1938, dans son article sur "les complexes familiaux", que la famille est la première institution.

Plus récemment, André Ruffiot, précurseur de la thérapie psychanalytique familiale, soutient que le modèle familial est à l’origine de toute implication à l’intérieur d’un groupe humain : "Le fonctionnement d’un groupe primaire qu’est la famille est le prototype de tout fonctionnement groupal. R. Kaës souligne le double étayage des formations psychiques individuelles : d’une part sur les fonctions bio-physiologiques, d’autre part sur le groupe et l’institution et notamment sur ses représentants et sur ses formes les plus immédiates et les plus prégnantes : la famille, la mère… Je pense que tout groupe s’étaie en réciprocité sur cette part psychique étayée par la mère et la famille 157 ."

La famille est au cœur de la socialisation de la psyché.

Qu’en est-il pour les sujets antisociaux ?

La littérature psychologique, psychosociologique et psychanalytique a décrit à maintes reprises les liens familiaux et les représentations familiales des adolescents antisociaux. La plupart des auteurs s’entend sur l’absence de repères généalogiques structurants (R. Cario), la non accession à la différence des sexes et des générations (F. Maqueda) ou encore l’impasse généalogique (F. Marty).

La généalogie, pignon sur rue des empreintes sociales, ouvre la porte de service de tous les mystères, enchantement et désenchantement, soutien narcissique ou destruction souterraine de la honte.

J’ai souhaité mettre au travail les liens qu’entretiennent les jeunes délinquants incarcérés de notre échantillon avec la complexité familiale et plus particulièrement avec les formations porteuses du lien psyché-socius.

Je formule ainsi la première hypothèse :

Un "medium-culture" psychiquement absent du fait d’un défaut de transmission du socius entraverait la relation aux institutions dans leurs fonctions d’étayage et de construction de la psyché.

Cette hypothèse globalisante est précisée par la sous–hypothèse suivante :

La représentation du groupe primaire et des filiations souligne les particularités de transmission du socius, dans le sens où la complexité du groupe dans ses liens de filiation, d’alliance et de parité est le paradigme de tout lien social. Subsisterait dans la population de jeunes délinquants une difficulté à se construire dans la complexité des rapports familiaux et dans leurs articulations avec l’environnement social.

Dans ce chapitre, nous insisterons sur les articulations entre groupe-famille et société. Nous poursuivrons donc nos spéculations autour du passage entre groupe primaire et socius, entre organisation familiale et culture, entre filiation et affiliation. Pour ce faire, nous nous fonderons sur l’analyse des entretiens cliniques et des arbres généalogiques.

Le dessin de l’arbre généalogique est le produit d’une construction subjective d’un groupe interne "famille" d’une part et d’autre part d’une réalisation intersubjective dans l’actualité du transfert et dans l’histoire du sujet. L’aspect projectif nous met face à deux registres d’interprétations : ce qui est de l’ordre de l’intrapsychique et ce qui est de l’ordre de l’intersubjectif et du transsubjectif sous forme de scénarios inconscients transmis. L’analyse des dessins ouvre donc à la fois au "hic et nunc" du sujet, là où il est à "soi–même sa propre fin" et à sa position de maillon d’une chaîne transgénérationnelle où il est héritier de deux lignées et créateur de sa filiation. Par conséquent, l’arbre généalogique est une production personnelle et intersubjective, temporelle et intemporelle. Il est figuration de l’origine du sujet dans, par la scène primitive et de l’origine de sa vie psychique. .

Le dispositif interroge la capacité du sujet à "être seul en face de l’autre" - le psychologue-chercheur- mais aussi en face d’un groupe (celui qu’il "couche" sur le papier). Il fait appel à la présence d’un autre, des autres, d’un groupe, de groupes dans l’inconscient et aux relations entretenues avec ces autres et ces groupes à un niveau intrapsychique, interpsychique et transpsychique.

In fine, cette représentation graphique apporte des éléments de réponses à deux questions mises en chantier :

  • La première concerne la représentation du groupe primaire en tant que tel. Quels rapports le sujet entretient–il avec ses liens de filiations ? Dans quels types de liens intrafamiliaux se situe t–il ?
  • La seconde observe le groupe familial en tant que groupe, paradigme de tout groupe à venir. La configuration que le sujet propose du groupe familial, groupe primaire, premier groupe social est représentation d’un groupe et en ce sens la lecture peut en être faite de sa qualité de groupe représentatif du groupe interne « groupe » et de l’actualité des liens du sujet au groupe social, aux institutions.

Je me tiendrai au cours de ce chapitre à l’analyse des représentations familiales dans leur dimension institutionnelle paradigmatique, et du lien que le sujet entretient avec ce groupe interne inaugural en dépit de nombreuses autres ramifications spéculatives possibles.

Trois parties composent ce chapitre :

  • Les organisateurs socio-familiaux

Cette partie étudie le statut de la famille dans la psyché et des représentations familiales au regard d’un tiers culturel ou d’un défaut de tierceïté culturelle. J’ai choisi de traiter de deux organisateurs socio-familiaux : les différences des sexes et des générations et la nomination.

  • Groupe familial – groupalités internes – groupe social.

La complexité des représentations du groupe-famille sera observée à partir de trois paramètres structurants de la famille et élaboratifs du passage au socius : le groupe familial, l’alliance et la parité.

  • Les récits socialisants

La construction de récits, mythes des origines, métaphores des conflits oedipiens ou symbolisation d’un travail de perte ou de séparation, prend racine au sein de la mythologie, de l’imaginaire populaire ou des idéaux médiatiques. Le récit subjectivise le sujet et le lie à son environnement social. Nous examinerons les traces des récits socialisants au sein de notre population.

Notes
156.

P 124.

157.

1981, p 94.