I - Les organisateurs socio-familiaux

Le premier environnement, l’environnement familial est un organisateur du groupe interne "famille", du groupe interne "groupe".

La famille se constitue sur des liens biologiques, de filiation et de consanguinité et sur des liens d’alliances, à la fois structurés socialement, ouverts sur le socius et dictés par des règles sociales conscientes ou non conscientes.

Nous savons que la famille actuelle complexifie ce rapport au biologique et au social par les nouveaux modes de filiation : l’adoption, la recomposition familiale et la combinaison de nouvelles fratries sans liens de consanguinité, et, avant tout, les méthodes de procréation assistée rendant parfois paradoxalement le père certissimus et la mère incerta. Ce nouveau fait social transcende toutes les configurations familiales même les plus traditionnelles. Nous ne pouvons dans ce cadre que l’avoir à l’esprit sans y accorder une étude spécifique.

Les références littéraires sur la famille, la filiation et les liens de parenté sont multiples. La discursivité des raisonnements qui suivent repose sur les explorations de Pierre Legendre à partir du droit romain, les travaux ethnologiques de Claude Lévi-Strauss sur la structure de parenté et les recherches psychanalytiques sur les groupes et plus précisément sur le groupe familial.

La filiation est d’abord un concept juridique qui régit les rapports entre parent et enfant. La législation familiale atteste d’un contexte historique, social et culturel.

Le lien de filiation de chacun prend sens au sein d’un imaginaire individuel et groupal : le groupe détermine les échanges intergénérationnels et l’individu se conforme aux prescriptions de ces échanges .

L’antériorité de l’institution généalogique au sujet "constitue à la fois l’instrument juridique de la socialisation du sujet – un discours prêt à parler par tous- et l’intermédiaire de langage par lequel chacun renoue indéfiniment avec sa propre représentation du qu’est-ce que ? , avec son fantasme des origines. En somme ce que la généalogie prend en charge, c’est de créer, par les voies de droit, nécessaires au fonctionnement du montage, l’artifice de la chaîne des générations. Cet artifice est de la plus haute importance ; au niveau de chacun des maillons il y aurait rupture – rupture ici au sens fort d’une panne dans le mécanisme des fondements de la parole pour un sujet considéré lui-même comme un maillon -, s’il n’y avait cet artifice" 158 . P. Legendre insiste sur le cadre juridique de la filiation et la division des positions de chacun dans la généalogie.

Dans cette distinction des places, sexuées, générationnelles et paritaires et le rapport des places entre elles, la subjectivité du sujet éclôt.

Le lien de filiation régi par un cadre juridique, institutionnel, instruit le sujet dans un rapport au langage. La langue apparaît en tant que médiation culturelle mais aussi comme première sublimation, selon C. Castoriadis.

La famille se constitue dans une structure de parenté

Les thèses d’anthropologie structurale de C. Lévi-Strauss, discutées durant le séminaire interdisciplinaire qu’il a dirigé au cours de l’année universitaire 1974 – 1975, fondent un corpus référentiel à toute étude de la parenté.

C. Lévi-Strauss appelle " atome de parenté" "un système quadrangulaire de relation entre frère et sœur, mari et femme, père et fils, oncle maternel et neveu" 159 . La parenté s’organise selon des règles socialement déterminées qui séparent deux types de paternité, biologique et culturelle, et par conséquent deux ordres de filiation, génétique et sociale.

La relation avunculaire est d’ordre paternelle, le père biologique n’exerce pas directement un rôle éducatif paternel dévolu ici à l’oncle maternel. Le quatrième terme, l’oncle maternel, adjoint à la structure triangulaire, mère – père - enfant, provoque de la séparation au sein des relations affectives familiales.

‘"L’oncle maternel serait bien alors le représentant du groupe social en tant qu’il est fonctionnellement, mais non individuellement, le signifiant de l’échange, tandis qu’à un autre niveau il jouerait le rôle de complément nécessaire à la représentation des affects d’amour et de haine, pour assurer la distance optimale de l’enfant par rapport à ses géniteurs. Si précises et contraignantes que soient les règles de prescription de l’échange, leur réalisation ne peut reposer que sur le consensus individuel qu’il s’agit de rendre acceptable". 160

A. Green compare le schéma de l’atome de parenté de C. Lévi–Strauss au triangle œdipien, au fait que l’enfant soit le produit d’une union et que la mère soit détentrice d’une part du géniteur fantasmatique. Le complexe d’Œdipe induit un jeu identificatoire complexe. Les identifications positives et négatives, à la mère ou au père, se retournent en leur contraire car l’identité sexuée de l’enfant demeure en jachère du côté des identifications et multiplie les possibles : amour de la mère et rivalité envers le père et son inversion. Toutefois ces objets identificatoires ne se résument pas à l’environnement immédiat.

‘"L’acceptation de la réunion à l’objet du désir par personne interposée que suppose l’identification ne limite pas les effets de celle-ci aux seuls parents. Bien au-delà, elle doit s’appuyer, pour la constitution du Surmoi, à l’identification au Surmoi des parents… Elle s’achève dans l’anonymisation du Surmoi." 161

Cela rejoint ce que nous avons vu au chapitre I.

Si nous pensons la famille comme une structure – ce qui est en partie le cas à travers la lecture des graphiques - dès qu’un élément de cette structure est touché, transformé, déplacé, éludé, toute la structure s’en trouve détruite.

Les liens de filiation sont institués par le groupe d’une part et imaginaires d’autre part.

La dimension groupale suppose un regroupement autour d’un ancêtre commun, mythique, ce que Freud a démontré dans Totem et tabou. Cela fait dire à R. Kaës que la filiation est " le rapport d’au moins trois générations successives reconnues comme telles, et la référence commune à un mythe originant. A cette double condition, chacun peut se situer dans un ensemble de sujets et se reconnaître comme ayant été engendré et comme capable d’engendrer".

Le sujet s’inscrit dans une organisation généalogique s’il se réfère à au moins trois générations. La généalogie de l’adolescent est historique, de ses grands-parents à lui-même alors que celle du jeune adulte, prospective, le situe comme ascendant potentiel.

Le passage du groupe primaire à l’inscription sociale se construit tout au long de la petite enfance et de l’enfance. Comme nous l’avons vu au chapitre I, le socius préexiste au sujet. A. Ruffiot signale l’existence d’une psyché groupale familiale qui dans la suite des relations archaïques entre mère et enfant, est fondée sur le vécu psychique primaire non corporel. Pour l’auteur, l’individuation passe par le corps.

A. Ruffiot se réfère à la rêverie maternelle de Bion pour introduire la notion de rêverie familiale, équivalente à un inconscient familial. La rêverie maternelle, antérieure à la naissance de l’enfant, accueille et transforme les vécus bruts corporels du nourrisson. A. Ruffiot décrit un appareil psychique familial se référant aux travaux de D. Anzieu et R. Kaës. Cet appareil psychique familial joue le rôle du syncrétisme, de "l’état d’indifférenciation primitive" décrit par J. Bleger 162 , comme ciment relationnel, créateur d’un lien ou d’une interdépendance symbiotique persistante au long de la vie. "Groupe-famille" interne et inconscient groupal familial paraissent indissociables.

Les différenciations se font jour au sein du groupe, " … la famille se révèle à la fois comme l’aménagement d’une sociabilité globale et d’une sociabilité ou groupalité à deux, entre deux sujets rattachés par un lien, puis elle présente plus d’un lien" 163 écrit Alberto Eiguer.

Dans cette première partie, nous essaierons de penser la construction- déconstruction d’un groupe permanent interne, d’un rapport interne à cette première institution-famille, support de socialisation pour les sujets observés. Nous conserverons en perpective les représentations de ce groupe primaire, lieu de filiation et les difficultés d’affiliations sociales.

Une vignette clinique introduit les questionnements de la recherche.

Les quatorze cas ne sont pas présentés exhaustivement. Néanmoins chacun fera l’objet de développement et d’analyse en fonction des thèmes abordés 164 . Nous avons retenu deux organisateurs socio-familiaux  : la différence des sexes et des générations et la nomination.

Notes
158.

P. Legendre, 1985, p 105.

159.

1973, p 105.

160.

Green A., 1977, p 88.

161.

" " " p 94.

162.

1981.

163.

A. Eiguer., 2001, p 87.

164.

Une synthèse des arbres généalogiques est proposée au lecteur en annexe à la suite de chaque exposé du matériel clinique.