1.2 Mimoun

Je me suis enquise d’un guide–clinique en la personne de Mimoun que j’ai présenté lors du chapitre précédent. Il ne tient pas lieu d’unique parangon du groupe. Il a simplement pour mission d’ouvrir tout au long de ce travail aux questionnements contingents au dispositif et aux hypothèses de recherche.

Mimoun vient d’avoir 18 ans. Il est multirécidiviste. Il sera libéré à l’issue de sa participation à la recherche.

Lorsque nous recevons Mimoun pour la passation de l’arbre généalogique 165 , il associe sur l’entretien précédent. Il pense qu’en racontant, il va échapper à la répétition… " J’en ai marre de me faire tourner en rond de foyer en foyer… En racontant, çà va m’aider… Ils étaient toujours derrière mon dos… les éducateurs…

Maintenant c’est moi qui assume et pas à cause de quelqu’un d’autre ".

Il dira lors d’une rencontre suivante : "y’a un gros livre dans ma tête qui est plein de conneries… Maintenant je le raconte à tout le monde".

Après avoir écouté les consignes, Mimoun se questionne sur l’organisation de son graphisme, le point de départ : lui-même ? L’inscription des personnes en fonction de leur rôle dans la famille ou de leur nomination ?

En Turquie, toute sa famille est paysanne. Il connaît les dates de naissance de ses frères et de ses parents, à peu près. Son père a environ 45 ans et sa mère 43 ou 44. Les dates de naissance, inscrites sur son graphisme pour chacun de ses parents, identiques, sont les dates de naissance officielles, sans doute attribuées lors de l’obtention du passeport.

"Je commence par moi ?" Le point de départ sera "MOI". Il lève la tête, me regarde et dit : "vous en notez des choses…"Puis "Je mets tous ceux que je connais". Deux traits partent de MOI vers "Père" et "Mère". Puis à nouveau il trace deux autres traits à partir de chacun de ses mots vers "grand-père" et "grand-mère", établissant ainsi les lignées paternelle et maternelle. Une dernière ligne relie son grand-père maternel à un arrière grand-père décédé.

Il évoque la mort de cet arrière grand-père à l’âge de 93 ans. Aveugle et à moitié sourd, il n’appelait pas Mimoun par son prénom mais par un autre nom dont Mimoun ne se souvient pas. Il se rappelle seulement qu’il "aimait bien" et qu’il était le seul que son grand - père appelait ainsi. "Moi et mon frère, on s’asseyait à côté de lui et il nous racontait une histoire, toujours la même histoire, une histoire d’amour : Un homme, une femme s’aimaient et à cause de leur famille ils sont morts…" Il n’écoutait pas l’histoire. Il la réclamait pour son petit frère. Il évoque de nombreux oncles et tantes, cousins en Turquie qu’il ne connaît pas alors que "sa famille connaît tout le monde ou presque, sauf lui, il ne connaît pas tout le monde".

Là-bas, il y aurait de la chaleur :"Quand tu es étranger, tu as deux langues… c’est bien, tu sais où aller l’été".

Mimoun ne note pas ses frères dans son graphisme. Les personnes les plus importantes sont ses parents nous répond-il.

Que pouvons nous dire de la représentation graphique de la famille de Mimoun et du discours qu’il y associe. Quelles interrogations se posent à nous de prime abord ?

Alors que Mimoun dispose de crayons et de stylos de couleur, il choisit de n’utiliser que le stylo noir. Son graphisme est très schématisé, ne contient que peu de personnages - MOI + père et mère + deux couples de grands-parents + un arrière grand-père - et couvre la moitié inférieure de la feuille qui est disposée verticalement. Mimoun est le seul à avoir disposé la feuille de cette manière.

L’arbre part du bas pour s’élargir vers le haut. "MOI" se situe à la base d’où émanent les deux lignées, maternelle et paternelle. Le graphisme forme une entité sur un "modèle entonnoir", évasé dans la zone des générations ascendantes et rétrécit par un goulot d’étranglement à la génération du dessinateur. Que signifie cette représentation du groupe familial ? Quel sens prêter à ce resserrement de la représentation graphique là où devrait exister un élargissement du fait de sa fratrie ?

Le graphisme représente quatre générations, de lui-même à son arrière- grand- père maternel. A sa génération et à celle de ses parents, chaque personnage, par inversion de la succession des générations, donne naissance à deux nouvelles branches, multipliant les lignées. Les différentes générations sont bien distinctes et liées entre elles.

Les signes différenciant les sexes sont notés sauf en ce qui le concerne. Si nous nous en tenons au graphisme, les générations et les sexes sont différenciés. Seul, Mimoun, lui-même, ne possède pas de signe différenciateur sexuel distinctif.

Pouvons-nous dire que le groupe interne "famille" de Mimoun témoigne d’une organisation œdipienne ? Que signifie le manquement de repère sexuel à son sujet ? Cet oubli aurait-il à voir avec un point de désorganisation, de déliaison ? L’arbre généalogique est anonyme, aucun prénom, ni nom n’y figure. La dénomination des personnages les inscrit dans l’ordre des générations.

Les lignées ne sont pas nommément désignées ni différenciées. Ce qui fonde la famille est donc éludé au bénéfice des liens de parenté.

MOI devient-il une fonction ? Mimoun propose un déplacement d’un repérage fonctionnel à une inscription en miroir, MOI ? Il ne s’inscrit pas de manière redondante et patente dans un rang générationnel. Le "MOI" s’octroie-t-il une place de fondateur en étant le seul porteur d’une identité, inassimilable à des liens de parenté ?

Mimoun est par ailleurs débaptisé, rebaptisé par son aïeul. Il est le seul que son arrière-grand-père renomme. Il a oublié la nouvelle dénomination pour ne conserver que l’intérêt que lui portait son aïeul en le nommant, en l’assignant à une nomination, nomination d’une qualité d’héritier.

In fine, Mimoun dessine un arbre généalogique quasi muet qui rend compte des différences des générations et des différences sexuelles selon le code prescrit sauf en ce qui le concerne. Mais ce dernier fait est en partie neutralisé dans le lien unique qui relie "Moi" et un arrière grand-père, seul personnage à s’animer au cours du récit discursif qui accompagne la réalisation du dessin.

Retrouvons-nous dans l’ensemble de la population étudiée des questions similaires ? Qu’est-ce qui sous-tend les liens familiaux ? Apparaît-il des points de désorganisation des deux organisateurs psychiques, la différence des sexes et la différence des générations ?

Quelle est la place du sujet à l’intérieur de la représentation familiale ?

A quoi pouvons nous relier la question de la dénomination ? A quelle entité générationnelle et à quel organisateur psychique renvoie-t-elle ?

Nous allons analyser à travers les dessins dans un premier temps le syncrétisme du groupe familial puis les différences des sexes et des générations et leurs éventuelles butées.

Notes
165.

Les reproductions des arbres généalogiques figurent en annexe.