2.1 Permanence et anéantissement de l’archaïque

Le squelette généalogique de Mimoun est-il la preuve de l’existence d’un noyau agglutiné, fondements des liens généalogiques ? Ce squelette témoignerait d’un fond syncrétique permanent.

J’ai souligné lors de l’introduction de cette partie, l’aspect syncrétique de l’inconscient groupal familial. Le résidu de "l’état d’indifférenciation primitive, noyau agglutiné", d’après les recherches de J. Bleger, est responsable de la persistance de la symbiose et "se manifeste aussi bien dans le développement normal (adolescence…) que dans la pathologie" 166 . L’appareil psychique familial se situe de même dans une partie moi/non - moi, dans une partie indifférenciée. A. Ruffiot écrit : "L ’appareil psychique familial – à trois personnes ou davantage – s’édifie dans cette zone psychique obscure, indifférenciée, des différents membres du groupe familial : père, mère, enfant, chacun utilisant cette partie de lui-non-lui disponible pour la communication inconsciente 167 ."

L’appareil psychique familial, décrit par A. Ruffiot  est fait de psyché pure. Son fonctionnement reprend celui de la rêverie maternelle de type onirique. De plus, cet appareil " est un cadre indifférencié, le moi/non-moi permet à chacun de ses membres, dans son évolution normale de réaliser une bonne intégration somato-psychique, et de structurer un moi individuel différencié, à partir d’un auto-érotisme suffisamment développé, (enfin) il résulte des moi psychiques primaires individuels" 168 .

Ces travaux sont fondamentaux quant à la recherche d’un défaut de ce que j’ai appelé un tiers–culture dans la psyché. Qu’en est-il de ce fondement de la psyché, de la transmission d’un univers non différencié qui va servir de socle pour la suite à toute organisation psychique ?

Y aurait-il ici des manquements avant même une possible différenciation des sexes et des générations ? La différenciation des sexes et des générations poussée par l’organisation œdipienne s’établirait-elle sur une faille ?

Deux situations illustrent ce qui vient d’être exposé.

Alors que je propose à Taïrde réaliser un arbre généalogique, il se montre réticent : " Avant que je rencontre Mme F, (psychologue au bâtiment des mineurs) et Mr R (éducateur), j’ai eu des problèmes avec çà. Non, mais j’ai eu des problèmes avec ma famille."

Je n’en saurai pas plus dans ce premier temps sur cette réponse énigmatique.

Taïr note deux personnes non reliées entre elle, Kheira et Kaddour puis lui et son frère, une date de naissance sous Kheira ; il ne connaît pas exactement la date de naissance de son père, il est né sans doute en 17. Il dit d ‘emblée qu’il ne connaît pas non plus le nom de sa mère. Je m’étonne de l’âge de ses parents.

‘"Je ne vous ai pas menti mais je n’ai pas dit toute la vérité. Je ne veux pas vous mentir… Il y a des choses que j’ai réussi à mettre de côté, des choses normales mais qui sortent de l’ordinaire. Ma grand-mère, c’est ma vraie maman. Ma mère, c’est ma sœur. Il y en a plein là (il désigne l’espace entre ses grands – parents et son frère et lui) ce sont mes frères, ce sont mes oncles. …Je ne l’ai pas su tout de suite. C’est peu à peu que je m’en suis rendu compte…"’

A quels signes ? Ne sait pas le dire.

‘"A 11 ans, ma sœur (sa mère biologique) n’a pas voulu que je sorte…Je lui ai dit ce que j’avais à lui dire …’ ‘Je n’aurais jamais pu rêver mieux que ma grand–mère (il le répète plusieurs fois). On m’a un peu donné le choix parce que j’en avais deux. Il y en avait une qui m’a donné tout ce dont j’avais besoin."’

Je lui demande s’il veut compléter son arbre généalogique. Pendant qu’on parlait, il a gribouillé sur la feuille des croix recouvertes d’étoiles, des flèches. Il tourne la feuille verticalement.

"Je ne le fais pas sur le même dessin". Il note maman et papa. "Je vais les appeler maman, papa ,et frère et sœur. Je ne vais pas mettre leur nom. Pour ma sœur, je ne marque pas maman. Ma sœur est née le 2.12.59 … ou le 3.12.59, je ne sais pas. Elle est chauffeur- livreur… Non taxi".

Ce sera la seule pour laquelle il notera une date et une profession, les autres membres de la famille resteront anonymes. Par contre, il met en face un frère en s’appliquant à dessiner un triangle. Puis un frère, de l’autre côté une sœur, se trompe, dessine un triangle, corrige par un rond. Il note pour ce frère "sans boulot" et sous sa sœur "mère au foyer". Le dessin va en s’amenuisant, comme en disparaissant. En dessous du "frère sans boulot", il y aurait un autre frère , en face encore un autre. Les flèches se poursuivent sans que l’on sache combien de personnes forment cette famille.

"J’ai abrégé. Je me suis fait une carapace par rapport à çà. Depuis 1994, je n’avais pas parlé de çà. Çà fait partie des choses qui ne sortent pas de la maison. Vous ne notez que ce qui est gras ! !" (allusion au premier schéma).

Un des ses frères est mort. Son oncle-frère a été tué par la police. Il roulait en mobylette et a refusé de s’arrêter. Il a reçu un talkie–walkie sur la tête et a fait une chute.

‘"On est ceux à éliminer : la mort, l’hôpital psy, la prison… ’ ‘Mais j’accepte çà car c’est Dieu qui l’a voulu. Le policier n’était qu’un instrument."’

En se levant, Taïr s’empare de la feuille. Je le sollicite pour la conserver. Il accepte de la laisser mais raye compulsivement son nom de famille : "Je n’aime pas laisser mon nom de famille comme çà…."

Après avoir tracé avec application un rectangle dont les quatre coins sont occupés par les membres de sa famille:  "ses parents", son frère et lui-même, je lui fais part de mon étonnement à la lecture des dates de naissance du couple parental. Il tergiverse et finit par lâcher le secret qu’il a longtemps conservé et chéri : ses parents sont ses grands-parents biologiques. Il tente, à ma demande, un second essai d’arbre généalogique qui s’avère quasi illisible, la confusion s’installe. La disparition d’une génération, celle de ses parents biologiques, permettait l’accès à une représentation idéale. La révélation de l’oubli d’une génération bien encombrante vient semer la confusion.

Ce qui semble pouvoir s’organiser par une mentalisation secondarisée se retrouve très vite attaqué et ce sont les bases syncrétiques qui ne se montrent pas assez solides. Une sécurité interne qui s’origine dans les premières relations, dans l’état d’indifférenciation primitif, demeure fragile. Le retour au magma soulève une angoisse incommensurable alors qu’un semblant de construction généalogique échoue dans sa permanence. Ceci serait sans doute à rapprocher de la peur de l’effondrement ou d’une angoisse agonistique où la détresse vécue a été telle qu’elle ne soutient pas le rapport au monde, l’être au monde.

Cela amène à associer sur la nature du premier trauma, de l’ordre des traumatismes invisibles ou par manque de réalité décrits par François Duparc. L’environnement, pour des raisons diverses n’est pas en mesure de proposer au nourrisson une expérience nécessaire d’un bain familial structuré.

‘"Avec cette idée d’une partie de la réalité psychique du sujet qui lui manque et ne peut être expérimenté par lui dans les années où elle serait nécessaire pour son développement psychique, nous en arrivons à la notion énigmatique… : les traumatismes par manque de réalité 169 ".’

L’absence d’un objet qui se présente à la réalité psychique de l’enfant, d’un objet-jeu, objet-fantasme, trouvé-créé, trouvé dans la réalité matérielle et créé par l’illusion de l’enfant induit l’absence de certaines expériences objectales. Les expériences nécessaires à la représentation des fantasmes originaires ne s’actualisent pas. Ce fait constitue un traumatisme, "bien qu’en négatif, totalement invisible".

Taïr n’a pas pu expérimenter dans son environnement des liens essentiels au développement de l’appareil psychique. Dans cette famille, au monde indifférencié du nouveau-né répondait un monde indifférencié familial.

La seconde situation est celle de Michel

Michel aligne sa proche parentèle sur la feuille sans qu’il soit possible d’en déceler une organisation. A l’image du cancre condamné "à faire des lignes", Michel procède en recopiant la ligne précédente, syntagme par syntagme après avoir dénommé le membre de la famille par son prénom et son nom.

Il commente : « Ma tante, elle habite depuis tout le temps avec nous. Elle a toujours habité avec nous depuis que mes grands-parents sont morts. On est tous solidaires. On s’aime tous, quoi ! ». Il fait un large sourire.

De temps à autre, il lève les yeux s’assurant de ma présence et reprend ses écrits.

Les écrits de Michel se construisent en miroir de l’un à l’autre des membres de la famille. Le travail de l’originaire sous-tend son organisation.

Le défaut de transmission est défaut à l’intérieur de l’archaïque en ce qui concerne Taïr et défaut de passage de l’originaire au primaire pour Michel. Ceci entre en résonances avec les travaux de P. Aulagnier.

‘"L’état infantile fait qu’entre cette psyché singulière et le "milieu psychique ambiant" un "micromilieu" – le milieu familial ou ce qui en tient lieu – va servir de chaînon intermédiaire et être, dans un premier temps, perçu et investi par l’enfant comme métonymie du tout. Ce minuscule fragment du champ social devient pour lui l’équivalent et le reflet d’une totalité dont il ne découvrira les caractères différentiels qu’au cours d’une série d’élaborations successives 170 ".’

La différenciation sujet-objet lors du passage au processus primaire est sous-tendue par la potentialité de la famille à transmettre les deux organisateurs essentiels de l’espace familial : le discours et le désir du couple parental.

Le manque de l’autre ou de "l’autre de l’autre" abandonne Taïr à la confusion comme si le travail de l’originaire, toujours en sourdine chez chacun, tournait chez lui à vide, menaçant d’un retour au chaos. La construction délirante du monde ou en faux-self - deux parents - deux enfants – comme sortie possible de l’originaire lorsque le sujet n’a pas rencontré de réponse différenciatrice dans l'environnement est interrompue par mon intervention. Tente alors de s’organiser une nouvelle représentation spéculaire qui chute dans le néant.

Quant à Michel, il ne sort pas d’un grand tout, d’un monde homogène où ne vivent que des doubles, ce qui empêche tout accès à une première différenciation, celle de l’identification primaire où un espace de séparation s’immisce entre le corps du tout-petit et le corps de la mère .

Nous verrons plus loin que d’autres facteurs influencent ces déliaisons, en particulier l’incestuel familial.

Notes
166.

1981, p 9.

167.

1981, p 35.

168.

1981, p 35.

169.

2000, p 4.

170.

1975, édition de 1986, p 129.