2.2.2 Le déni ou la négation de la différence des sexes

La seconde solution du traitement de l’effraction pubertaire se signifie dans le déni ou la négation de la différence des sexes.

Le détachement à l’égard des imagos parentaux passe par l’intégration de l’interdit de l’inceste et du meurtre du père. Le terme "détachement", communément employé, modère la violence externe, de l’agression adressée aux premiers objets et à leurs idéaux et la violence d’un "détruit-créé" interne. A. Green fait remarquer que l’acquisition d’une identité à l’adolescence , "n’est pas l’assomption d’une individualité qui se contenterait d’intégrations successives, mais, "dans l’aveu qu’elle fait de sa nécessité d’accomplir une destruction… reconnaît par là la dépendance rétroactive, dans le sentiment de réalité qu’elle a de sa personne à l’égard de ses objets" 177 .

Le détournement des pulsions agressives vers le socius a fait l’objet d’un développement dans le premier chapitre. Ici, il s’agit plutôt d’envisager non pas l’agir mais la destruction de liens internes qui le plus souvent étaient déjà fragiles.

Si bien des adolescents luttent contre la sexualisation de la psyché, les personnalités antisociales y dépensent beaucoup d’énergie. Ahmid nous donne un exemple de la force du déni de la différence des sexes.

Je propose de présenter plus longuement la séance d’Ahmid.

Ahmid arrive avec une revue dans la main gauche. Il la gardera toute la séance, son bras gauche est replié sur la table.

Ahmid m’interrompt au cours de la consigne : "Représentez les membres de votre famille comme vos parents…" "Et mes oncles aussi… mais je ne connais pas les maris… Je fais du plus vieux au plus jeune."

Ahmid utilise le crayon noir et débute par les symboles de différenciation des sexes. Il note ses grands-parents, puis aligne à droite tous les hommes, à gauche toutes les femmes. Les trois lignes générationnelles (grand-parent, parent et enfant) ont la même organisation. Aucun lien ne relie les personnes entre elles, il ajoute en dernier lieu les enfants de ses tantes qu’il relie à leur mère par un trait et qui se trouvent légèrement décalés vers le bas par rapport à leur génération d’appartenance. En revanche, les signes sont quasiment collés les uns aux autres.

Il dénomme les personnes en commençant par le grand-père : "Baba" puis sa grand-mère "Mam", ensuite les prénoms des hommes. Il ajoute alors un septième homme sur la rangée. Il s’interroge sur le métier d’un de ses oncles en milieu hospitalier. Nous lui suggérons quelques professions : "ceux qui sont en bas, qui répondent au téléphone"  " standardiste ?"

En dessous il trace une nouvelle série de sept signes masculins, il en efface le dernier, puis à droite une série de signes féminins, il gomme un signe en rajoute un autre avec un prénom. La nouvelle fratrie représente la sienne. Une barre sépare ses deux demi-frères de ses frères. Comme nous l’interrogeons sur l’absence de son inscription sur le dessin puis sur son désir de s’y inscrire, il répond : " oui, s’il le faut"» et écrit son prénom à la cime du trait de séparation des deux fratries.

Il nous dit alors qu’il ne s’agit que de sa famille paternelle (grands-parents, frères et sœurs de son père) et il précise : "ma mère est fils unique".

Ses tantes paternelles vivent en Algérie, sont femmes au foyer. Il ne connaît pas les épouses de ses oncles qui ne sont pas mariés depuis longtemps et qui n’ont pas d’enfants.

"Dans cette famille, ils sont bien". Son père est l’aîné : "Il est le seul qui a réussi à venir en France. C’est grâce à ma mère qu’il est venu en France. Elle habitait en France, çà allait mal avec son mari. Alors elle a appelé mon père (qui est un cousin éloigné) qui est venu la sauver". Par contre il ne connaît pas l’histoire de sa mère. A-t-elle immigré avec son premier mari ou est-elle venue seule en France ?

Il est attaché au plus jeune de ses oncles qui vient de rentrer du service militaire.

Son grand-père paternel est décédé : "il ne reste plus que ma grand-mère".

Quand à sa mère, elle est "femme unique", répète-il pour expliquer l’absence de lignée maternelle.

Toute sa famille vit en Algérie, certains dans des petits villages, c’est pourquoi il a noté "Algérie". Les grands-parents vivent à la ferme, un oncle s’en occupe.

Lorsqu’on l’interroge sur les éventuelles alliances de ses oncles et tantes, il répond : "Là-bas, il faut de l’argent pour se marier et il faut trouver un travail… il faut trouver une femme…"

Dans sa propre fratrie, la plus jeune de ses sœurs a à peine 18 mois et son (demi) frère aîné 24 ou 25 ans. Son frère aîné voulait le faire rentrer dans son entreprise. Ses deux demi- frères sont cuisiniers.

Les personnes les plus importantes sont sa "famille : mes frères et mes sœurs, mon père et ma mère". Parmi ses frères, les plus petits sont les plus importants : celui de 12 ans et celui d’un an et demi et aussi Sofien qui a 17 ans.

Ahmid évoque ses parents, leurs difficultés de repères et leur ignorance de la société française.

‘" Ma mère, il ne savait pas c’était quoi la rue, ne savait pas que c’était dangereux la rue. Mes parents sont plus près des petits, ils portent plus d’attention à eux. Ma mère voulait beaucoup d’enfants parce qu’elle était fils unique, euh… fille unique. Elle pensait que c’était un quartier qui ne craignait pas (Ahmid habite un quartier paisible du centre de Lyon ). Je lui disais que j’allais au sport, elle me croyait mais en fait j’allais avec mes copains… Il y a des trucs à respecter, c’est tout. Mes parents m’ont protégé, ils ont fermé la porte mais je partais quand même en passant par la fenêtre. J’étais inconscient. A l’époque pour moi, c’était les potes qui comptaient. Mes parents pensaient que l’on devait réussir car la France c’est un pays plus facile, plus beau, mieux que l’Algérie où il n’y a pas d’éducation… mais les parents ne savent pas qu’il faut des diplômes..."’

L’arbre généalogique d’Ahmid distingue la différence générationnelle et de manière redondante notifie les appartenances sexuelles, par la série de signes conventionnels et dans l’organisation spatiale, les hommes à droite et les femmes à gauche. Ahmid de confession musulmane sépare culturellement les hommes et les femmes, comme à la mosquée. La différence des sexes est prise en défaut par les lapsus réitérés, confondant le féminin et le masculin : "mes oncles…je ne connais pas les maris …ma mère est fils unique…..ma mère, il ne savait pas…"

Hormis ses grands-parents et ses parents dont la dénomination les inscrit dans l’ordre générationnel, les autres membres de la famille sont prénommés. Le patronyme est éludé.

L’un des éléments désorganisateurs de la représentation familiale d’Ahmid est la reconnaissance de la féminité de sa mère. Cette étrangeté est renforcée par l’appartenance à une lignée étrangère. Ahmid ne peut penser sa mère en tant que femme. Le déni porte sur l’identité sexuée de la mère.

Wahab, le héros du roman de W. Mouawad adresse sa dénégation à la reconnaissance même de sa mère, qui devient une femme inconnue.

Tout comme Wahab, Ahmid lutte contre l’angoisse provoquée par la pensée du sexuel, contre la catastrophe de cette pensée. L’impensable est de l’ordre du sexuel. Le sexuel et le retour du conflit oedipien forcent la porte de la psyché d’Ahmid dont les défenses ne s’avèrent pas suffisamment opératoires.

Rémi, cité dans mon DEA, avait dessiné un arbre généalogique similaire à celui d’Ahmid, séparant les hommes et les femmes par un trait au milieu de sa page. La mère de Rémi subissait depuis la prépuberté de son fils une maladie dégénérative l’ayant rendue grabataire. En l’occurrence la liaison maternel-féminin semblait bien entravée.

Le bricolage d’Ahmid, d’une séparation outrancière des sexes de chaque coté de la feuille et d’une confusion qui se loge entre maternel et féminin vient rappeler une poussée vers l’Œdipe dont les assises ont été ébranlées par le pubertaire ou qui n’a pas eu d’effet organisateur pendant l’enfance. La différenciation des sexes passe par l’interdit de l’inceste et inversement l’intégration de l’interdit de l’inceste rend possible l’accession à une différenciation des sexes.

P. Legendre pense que l’impératif de la différenciation, l’enjeu de la séparation du sujet dans la perspective de l’institutionnel généalogique se trouve dans l’interdit de l’inceste. La maturité pulsionnelle fait émerger la pensée du féminin de l’objet maternel là où l’enfant était protégé par son impuissance pulsionnelle.

De ce fait la prétention au mariage se complique bienheureusement des conditions d’intégration sociales.

Les mouvements psychiques particulièrement patents chez Ahmid, nous les retrouvons chez Salah qui inscrit un signe conventionnel d’appartenance sexuelle à tous les membres de sa famille hormis à son frère aîné et à lui-même. Mimoum a également omis de s’octroyer un signe de différenciation sexuelle.

A. Green, toujours dans son article Atome de parenté et relations œdipiennes, expose la forme double du complexe d’œdipe, liée à la bisexualité de l’enfant :

‘"…un petit garçon ne se contente pas d’avoir une attitude ambivalente à l’égard de son père et de choisir sa mère pour objet d’affection, mais en même temps il se comporte aussi comme une fille et manifeste une attitude affectueuse féminine envers son père et une attitude correspondante d’hostilité et de jalousie envers sa mère 178 ".’

Cette double identification de l’enfant est contrainte lors de la puberté par la sexualisation de la psyché laissant face à la perte d’un possible et à la finitude d’une identité sexuelle. L’identité sexuelle des jeunes hommes que nous avons reçus reste en suspens malgré toutes les apparences de l’agressivité prêtée au masculin. Le pubertaire se heurte à une impossible génitalisation. De ce fait ils se trouvent démunis quant à la mise au travail psychique par la rencontre avec l’altérité et tout particulièrement avec la première différence, le féminin dirait F. Héritier 179 .

Nous avons recueilli peu d’éléments sur l’environnement de Salah, de Mimoun et d’Ahmid, en revanche pour d’autres nous avons déjà vu combien l’entourage familial a été une entrave à la symbolisation. Nous allons prolonger cette réflexion.

Notes
177.

1977, p 83.

178.

1977, p 92.

179.

Françoise Héritier, anthropologue a travaillé sur ce thème du masculin et du féminin et ses représentations et plus particulièrement sur la violence faite aux femmes comme porteuses d’une différence intolérable dans les sociétés où tout tend à annuler les différences.