2.2.3 L’incestuel familial

A l’origine était Chaos et Gaïa. Chaos "est un vide, un vide obscur où rien ne peut être distingué" 180 . Gaïa est le Terre mère, un féminin qui ne peut se lier car elle ne côtoie que Chaos.

Parmi les éléments désorganisateurs des représentations familiales, l’un des plus tenaces est l’incestuel : "ce qui, dans la vie psychique individuel ou familial, porte l’empreinte de l’inceste non fantasmé, sans qu’en soient nécessairement accomplies les formes génitales" 181 .

P. Legendre voit dans l’interdit de l’inceste un ordre social de la représentation.

‘"Il existe un terrain privilégié où l’inconscient se révèle : la généalogie, qui suppose le traitement juridique de l’inceste, c’est à dire du désir incestueux et de son objet supposé. Si j’emploie cette tournure (l’objet supposé de l’inceste), c’est que pour l’inconscient la logique des relations familiales comporte une combinatoire entre éléments pouvant se substituer les uns aux autres, de sorte que le désir incestueux irradiant tout le système, signifie l’indifférenciation, transformant l’entité familiale en magma." 182

La violation de l’interdit de l’inceste réelle ou fantasmée détruit l’organisation familiale actuelle et les capacités de symbolisation des membres de la famille, au sien de laquelle un membre peut être désigné comme "porte-symptôme".

Une infiltration incestuelle se présente chez Taïr, Lamzi et Smaël de trois manières différentes.

La grand-mère de Taïr a maintenu le secret de son origine, l’incluant ainsi que son frère dans la fratrie de ses propres enfants. L’écrasement générationnnel, effet de l’incestuel embarrasse Taïr mais le vécu de honte émerge du dévoilement du chaînon manquant, de la parentalité et de la sexualité du couple parental. Au secret et à la forclusion du père - la personne du grand-père par ailleurs s’y prête en se déclarant "l’ami de ses enfants" -, l’unique réponse possible pour Taïr est la désagrégation d’un ensemble familial socialisé en magma. Puis il classe les membres de la famille les uns par rapport aux autres dans une succession de dyades qui ne va pas sans rappeler le couple narcissique qu’il formait avec sa grand-mère.

L’histoire de Lamzi s’apparente à celle de Taïr. Il a traversé l’enfance sous l’agréable joug de la séduction narcissique grand-maternelle.

Lamzi entretient une relation passionnelle à sa grand-mère maternelle qui est tout pour lui, un double narcissique qu’il idéalise et cherche à détruire. A l’énoncé de la consigne, il s’écrit : " Dans ma famille, il y a seulement ma grand-mère, c'était ma mère, mon père, ma sœur… A part ma grand-mère, je ne vois personne, je vais juste mettre ma grand-mère…"

Son arbre généalogique est constitué de trois colonnes distinctes, non liées entre elles. Il est situé sur la moitié haute de la feuille. La première colonne au centre part de son grand–père maternel. La seconde colonne se cale à gauche et une ébauche de liste prend effet à droite.

Le regroupement sous forme de liste de noms ne spécifie pas l’ordre des générations et Lamzi commet de nombreuses erreurs dans les signifiants sexuels.

La logique des listes est une logique d’investissement affectif : la liste centrale regroupe ses grands parents, ses frères et sœurs et lui –même. La liste de gauche rassemble ses « sœurs adoptives », le conjoint de l’une d’entre-elles et leurs enfants. Enfin, celle de droite ne comporte qu’un seul nom, celui de sa compagne.

Le graphisme tente une structuration familiale et se heurte à l’impossible. Malgré les colonnes l’organisation reste déliée, chaotique.

La grand-mère de Lamzi réunit le féminin et le masculin mais aussi plusieurs générations : le parent et la sœur - le mot sœur, dans la mesure où Lamzi est d’origine arabe, pourrait rassembler tous les autres de la même génération quelle que soit leur place dans la parenté -.

Deux interprétations non antagonistes s’offrent à nous : une grand–mère exerçe une position d’emprise ou un petit-fils surinvestit son substitut parental.

La grand-mère est considérée comme un "tout", Lamzi a été un "tout" pour sa grand-mère.

L’idéalisation mutuelle est confortée par une grand-mère incestueuse : "je t’aime plus toi que mes propres enfants…"

Lamzi devient l’objet fétiche de la grand-mère. Il a été pris dans les rets de la "séduction narcissique" de sa grand-mère. L’enfant inclu dans "l’objet séducteur maternel" ne peut se dégager ni par l’Œdipe, ni par l’accès à la castration dit P-C. Racamier.

‘"…le désir qui chez la mère la pousse à séduire narcissiquement son enfant est que cet enfant reste une partie d’elle-même, physiquement et psychiquement, et qu’à tous deux ils ne forment qu’un organisme omnipotent… l’enfant narcissiquement séduit doit être comme s’il n’était pas né, en tout cas comme s’il n’était pas engendré : la représentation du père et du sexe du père est exclue… 183 "’

Cet excès d’investissement sur sa seule grand–mère entre en opposition avec la violence de la relation à sa propre mère : " Ma mère, c’est un cauchemar". La peur de la destructivité renforce l’exclusivité du lien. Plutôt participer à un couple indivisible que rencontrer le chaos interne, la détresse de l’abandon.

L’écrasement générationnel, par l’absence d’inscription des membres de la génération parentale, crée de l’impensable dans la suite des générations. Seules deux générations peuvent coexister.

Lamzi se heurte à l’inscription des enfants de ses cousines sur la feuille  : "Ils sont tout petits !" Il se demande si les enfants de ses cousines appartiennent à la famille. Leur place vient interroger la différence des générations. S’ils sont plus petits, sont-ils des frères, des sœurs ?

Lamzi est dans l’impossibilité de penser trois générations. Cela le prend en défaut : où placer les membres de la famille qui n’appartiennent pas aux deux groupes formés par la grand-mère et les petits-enfants élevés par la grand-mère ? Lamzi ne note ni oncle ni tante qui viendraient là encore interpeller l’ordre des choses, viendraient séparer.

Lamzi exclut ce qui vient marquer les différences des générations et l’appartenance de chacun à une génération particulière.

Par le fait de l’unique présence de deux générations, aucun enfant ne peut percevoir la place de ses propres parents dans la chaîne des générations, là où les parents sont également enfants de parents qu’ils nomment mère et père. Lamzi résiste pour ne pas se confronter à la troisième génération, celle qui va ramener de l’ordre.

L’incestuel de Smaël est d’un autre ordre.

Smaël écrit en enfilade les descendants de son grand-père paternel.

Se rappelant soudainement la présence maternelle, il rattache le prénom de sa mère à ce grand-père.

Le père de Smaël le sollicite pour qu’il partage sa chambre, ce que son fils refuse préférant très accessoirement le canapé et le plus souvent les toits ou les caves du quartier pour abriter ses nuits.

A la séparation de ses parents, Smaël a choisi de vivre sous le toit de son père.

L’incestuel que rencontre Smaël est porté par son père. Celui-ci représente le double de l’homosexualité originaire dont Smaël ne peut se défaire que par l’errance.

L’incestuel entrave toute ou une partie de l’organisation psychique du socius. P. Legendre  l’exprime ainsi :

‘"…s’il n’était fait obstacle à la poussée incestueuse – non pas en tant que pulsion de l’individu, mais comme fantasme inconscient du sujet de la parole -, l’individualisation du sujet serait impossible, l’humanité deviendrait folle et, dans ces conditions, aucune société ne survivrait. En d’autres termes, différencier les humains en les classant selon la loi de l’espèce, c’est à dire dans une perpective de reproduction, est l’une des fonctions élémentaires de la généalogie…" 184

Il paraît toujours ardu d’être prédictif quant à nos observations : s’agit-il d’un arrêt de la symbolisation, non fixé ou d’une improbable reprise de l’adolescens obérant à jamais l’accès à un lien adéquat avec la société ?

Alors qu’au cours de la passation, nous percevons chez certains une mobilisation psychique et des capacités de réaménagement, pour d’autres les mouvements régressifs se font jour, je pense particulièrement à Taïr. Pourrions-nous saisir ce mouvemnt de déconstruction comme possibilité de travail du négatif ? Le sujet est pris, lors de notre rencontre, entre individualisation et fantasmes familiaux.

Toutefois lorsque la réponse de l’environnement marque par une trop grande emprise, le sujet se débat pour se désengager, plus spécifiquement lorsque l’incestuel règne en maître.

Plus qu’une absence de différenciation des sexes et des générations, nous observons, hormis dans deux cas sur treize, des structurations fragiles, des essais de structuration oedipienne. Le pubertaire impose un travail à la psyché qui se construit de manière mosaïque, la suite tendra à nous le prouver davantage.

Notes
180.

J-P. Vernant, 1999, L’univers, les dieux, les hommes, Paris, Seuil, p 15.

181.

P-C. Racamier, 1995, p 15.

182.

P. Legendre 1985, p 37.

183.

1992, p 129.

184.

1985, p 37.