3.1.2 Le blanc patronymique dans les arbres généalogiques

Qu’en est-il dans le groupe de jeunes délinquants des rapports à la nomination dans la double position de nommer et d’être nommé ?

Tout autant que sur les manquements à ou de la nomination, l’attention sera portée dans cette partie sur les fonctions d’étayage de la nomination : idéaux, ralliement à un groupe et humanisation.

Un détenu de 27 ans, Sébastien, cas princeps de mon travail de DEA, a dessiné un arbre généalogique analogue à celui de Mimoun. Il m’a paru intéressant d’en dire quelques mots en associations aux blancs patronymiques.

Sébastien sollicite une psychothérapie auprès de l’Antenne de lutte contre les toxicomanies des prisons de Lyon peu de temps après son entrée en prison. Sébastien vit sa seconde incarcération pour trafic de cannabis et souhaite faire le point sur le traumatisme qui est la cause de son destin et à l’origine de ses comportements toxicomaniaques.

Il a subi des attouchements sexuels à l’âge de 12 ans de la part de trois cousins plus âgés que lui. Ses parents et tout particulièrement sa mère n’ont pas réagi à sa plainte à cette époque. Sébastien explique l’indifférence maternelle par le fait qu’elle aurait été elle-même victime d’inceste de la part de son frère aîné, le père des trois enfants.

Au retour du service national, il s’isole dans sa chambre pendant plusieurs mois. Ses parents demandent une hospitalisation psychiatrique. A l’issue de cette hospitalisation, le psychiatre préconise une psychothérapie familiale que Sébastien interrompt rapidement ne supportant d’être le porte-symptôme de la famille alors que ses parents et essentiellement sa mère sont "très malades".

Je rencontrerai Sébastien pendant plus d’un an dont plusieurs mois au CMP dans le cadre d’une injonction de soin. Sébastien se refuse à tout projet affectif ou professionnel, il veut vivre de la dette due par ses parents pour le préjudice subi.

Une fois la fonction de dépôt accompli les entretiens deviennent très silencieux, plutôt de l’ordre de l’indifférence que de l’hostilité. Je propose un jour à Sébastien de réaliser un arbre généalogique entre deux séances, m’inspirant du dispositif de Gisela Pankow. La psychanalyste demandait à ses patients psychotiques de rapporter des modelages en pâte à modeler. Là, je lui demande de me rapporter une famille. Je lui transmets les consignes oralement et lui remets une trace écrite.

Je reste sidérée devant le schéma composé de cases vides sans légendes. Le nombre de cases correspond strictement au nombre de membres de la famille et s’agence dans un souci réussi de différenciation générationnelle. Les signes de différenciation sexuelle sont employés adéquatement. Le commentaire est le suivant : "J’ai essayé de me rappeler de tout le monde, de n’oublier personne. Il me semble avoir répondu aux consignes mais je ne me souviens pas de tous les prénoms de mes cousins".

Ensuite, Sébastien parle du destin exceptionnel de son père et de l’efficacité de sa mère. Son père a su s’opposer à sa mère afin de poursuivre ses activités militantes. Il écrit maintenant des livres de philosophie.

A contrario, sa mère s’est consacrée à sa carrière et à l’organisation de la maison.

Pour ma part cet arbre s’assimile à un arbre mort où la poursuite des générations semble compromise. Alors que les générations grands-prentales et parentales sont alignées sur un axe horizontal, sa propre génération rompt cette représentation graphique en s’organisant sur des axes verticaux tendant à exclure toute poursuite de la chaîne des générations.

A ma demande Sébastien réalise un deuxième graphique où les membres de la famille sont nommés. La famille maternelle envahit la page reléguant la famille paternelle en bas de la feuille.

A la vue du premier arbre généalogique, je suis confrontée aux blancs, aux vides de la représentation de Sébastien, sidérants de prime abord : la figurabilité de sa généalogie est liée au vide de nomination.

Cependant, ce premier graphique figure d’une part de la liaison par la présence de trois générations unies par des liens et d’autre part du négatif qui laisse devant un vide de représentation, une néantisation.

Je propose à titre d’hypothèse plusieurs lectures de cette première représentation familiale.

  • Sébastien conserve de la relation transféro–contretransférentielle le contenant proposé par l’énonciation des consignes, traces mnésiques de l’entretien précédent et traces écrites auquelles il a pu se référer d’une part et se confronte d’autre part à l’absence d’un appareil de transformation du contenu, à l’absence de fonction alpha.
  • La superposition entre la scène des attouchements sexuels à l’âge de 12 ans et la probable poussée du sexuel à cet âge accentue le traumatisme de non-protection maternelle. Sa mère n’a pu lui éviter les effractions psychiques et la portée traumatique de l’une et de l’autre.
  • Le cadre muet générationnel recouvre le cadre muet du social. Sébastien se retire d’un passage du familial au social en souhaitant rester inactif au sein de sa famille, maintenir un état d’immaturité infantile, de renoncement pulsionnel total.
  • Le négatif maintient la positivité d’une représentation des liens intrafamiliaux selon R. Kaës 191 . Ici, permettrait-il un effacement du déplacement de la scène primitive père-mère à la scène incestueuse réelle ou fantasmée mère-frère ? La seconde représentation graphique tend à écarter la famille paternelle.
  • La nomination produit de la déliaison et un retour du clivé là où le négatif maintient de la liason intrapsychique et intersubjectif.

Nous retrouvons différemment ce travail du négatif chez Mimoun puisque l’absence porte sur les noms et sur des personnes proches, sa fratrie. Selon A. Green,

‘"le travail du négatif … choisira comme enjeu la relation à l’objet entre les feux croisés des pulsions de mort et de destruction, d’une part, de vie et d’amour, de l’autre. Le travail du négatif se résume alors à une question : comment, face à la destruction qui menace toute chose, trouver une issue au désir de vivre et d’aimer ? Et réciproquement, comment interpréter tout résultat du travail du négatif qui habite ce conflit fondamental : le dilemme qui nous saisit entre l’enclume de la satisfaction absolue dont l’omnipotence et le masochisme sont les témoins, et le marteau du renoncement dont la sublimation serait une issue possible ? Hors de ce conflit se profile le détachement, étape vers le désinvestissement supposé affranchir de toute dépendance à quiconque comme à quoi que ce soit, afin de pouvoir se retrouver soi-même en payant le prix du meurtre de l’autre." 192

Le travail du négatif autour de la nomination témoignerait-il du blanc du non-inscrit, du non-dit, de ce qui n’a pu s’inter-dire, se transformer ou encore de défenses contre tout retour du refoulé, du clivé ?

Par la suite, les associations de Mimoun manifestent un travail du préconscient où resurgit la trace d’un prénom donné par son arrière-grand-père.

La mise en mots voit l’apparition d’une image paternelle, d’un possible agent de nomination, porte–parole plus qu’assignant à une place.

La nomination situe à une place dans l’ensemble familiale, place dévolue par le truchement des inconscients groupaux familiaux et réinscrite dans l’inconscient individuel, véritable médium entre la psyché groupale familiale et la psyché individuelle.

Quelles représentations de la nomination nous livrent les autres sujets ?

Je propose trois regroupements des organisations graphiques autour des hiatus de la nomination : le blanc porte sur toutes les dénominations, le blanc porte sur le patronyme uniquement, et en dernier lieu, le blanc ne porte que sur un patronyme.

  • Le blanc porte sur toutes les nominations

Outre Mimoun, le second sujet effaçant toute allégeance nominative dans son graphisme est Taïr.

Taïr griffonne un premier dessin qui représente une famille réduite composée de deux parents et deux enfants. A ma demande, il trace un double chapelet de signes où nous ne percevons que "frère", "soeur".

Au moment de la séparation, Taîr s’empare de la feuille sur laquelle il vient de travailler. Je le sollicite pour conserver son dessin. Il accepte mais raye violemment toutes les traces nominatives…

Taïr détruit son nom, un nom qu’il usurpe, nom de sa grand-mère, du mari de sa grand-mère, du père de sa mère. La rage qu’il met à noircir son nom n’a d’équivalence que la violence subie par cette nomination qui le laisse sur le bord de l’arbre généalogique. Cette Malédiction , mal-édiction initiale le poursuit dans une identification sans fin à son agresseur.

Œdipe n’a-t-il pas pâti, entre autres, de la méconnaissance de son adoption ? Le manque de révélation de son origine l’a conduit à fuir la malédiction et à commettre par deux fois l’irréparable, transgressant les deux interdits fondamentaux, le meurtre du père et l’inceste.

A quelle loi, à quelle parexcitant se fier lorsque la nomination est falsifiée, inscrite en faux… du côté d’une grand-mère parthénogénétique ou du côté de l’amant de sa mère, du non sexuel ou de l’excitation d’une sexualité encore impensable.

La contrefaçon en matière de nomination entrave l’accès à une représentation du sujet au sein d’une généalogie. Le sujet demeure au bord de sa généalogie, au bord de lui-même comme inhabité et inhabitable.

  • Le blanc porte uniquement sur le patronyme

Cette configuration comporte des prénoms et des nominations situant la personne dans la suite des générations.

Jean n’inscrit aucun nom sur ses trois schémas, note un grand nombre de prénoms et parfois la fonction de la personne dans la famille : son père par exemple est prénommé ou désigné par la place générationnelle qu’il occupe en regard du dessinateur : papa. Quant à lui, il s’écrit sous le vocable "Moi".

La juxtaposition des trois arbres généalogiques et les blancs patronymiques laissent en suspens son propre patronyme. "Moi" est hors nomination, hors des nominations. Le fantasme d’autoengendrement lui donne la possibilité de choisir celle qui soutient le mieux son narcissisme, celle-là, la famille de sa belle-mère porte un nom inaccessible.

Mario écrit tous les prénoms de sa nombreuse fratrie mais ne note qu’un seul prénom à la génération parentale, celui du frère jumeau de son père décédé, adolescent.

Ce double du père, mort possédé par les esprits, porteur de mythes et coutumes africaines, figure l’ancêtre pour Mario.

  • Le blanc patronymique porte sur le désir de s’apparenter du sujet lui-même. Freud aimait à répéter cette phrase de Goethe : "Ce que tu as hérité de tes pères, acquiers-le pour le posséder".

Jean et Mario posent la question d’une appropriation active de leur nomination. Ils ne sont pas dans un défaut de nomination comme l’est Taïr. Ce mouvement adolescent d’un refus du nom témoigne des interactions intersubjectives avec l’environnement.

De qui Jean peut-il se penser l’héritier : de la famille de sa mère biologique, là où il peut exister avec son histoire, comme prisonnier ? Ou de sa famille paternelle ou encore maternelle d’un milieu social plus élevé mais où il est tenu sous le sceau du secret ?

Mario, fasciné par son père violent, ne cherche-t-il un moyen de se désengager de cette identification aliénante ?

Le blanc, dans ces cas, est plus un creux à penser, creux des désirs parentaux, des liens intersubjectifs, du travail d’adolescens.

  • Figure mixte comportant des prénoms et un patronyme

Smaëlinscrit le nom de sa famille paternelle, ne fait pas figurer sa famille maternelle. Sa mère est prénommée et liée à la filiation paternelle.

La forclusion de la lignée maternelle est intensifiée par l’englobement de la mère dans la lignée paternelle.

Adjib écrit consciencieusement les prénoms d’une famille élargie, de la fratrie maternelle et paternelle et un seul patronyme, celui de la tutrice de sa mère suite au décès de sa propre mère.

Cette "femme blanche", mère adoptive potentielle dans son histoire équivaut au lieu de la nomination. Sa qualité de substitut parental non défaillant soutient la partie saine d’une famille "sans-nom", innommable… dans le sens de la chose tellement outrancière qu’elle en devient innommable. Nous en parlerons plus longuement dans la seconde partie de ce chapitre.

Les noms de famille passent à la trappe mais le prénom est investi, comme porteur du destin, nous l’avons vu tout à l’heure, mais aussi comme détenteur d’espoir.

Adjib sait que ses grands-parents paternels sont venus d’Algérie en France pour travailler. Les deux aînés de la fratrie de son père sont nés en Algérie, les autres enfants en France. Ses grands-parents retournaient tous les ans en vacances en Algérie. Lui n’y est jamais allé alors que son petit frère a déjà fait le voyage. Dans le village d’où ils sont originaires, plusieurs personnes portent son prénom : "J’irai un jour, c’est obligé, c’est de là qu’ils viennent mes parents…"

Il se sent plus algérien qu’antillais, "à cause de mon nom qui est 100% algérien".

Il termine en donnant la signification de son prénom : intelligent, sur la bonne voie…"mais ils se sont trompés. C’est un nom difficile à porter, la voie est difficile."

Mario aime l’originalité de son prénom. Il n’a jamais croisé quelqu’un portant le même prénom que le sien.

Mounir est né d’une mère française et d’un père algérien. Il signale qu’il a deux prénoms, ce qui n’est pas l’usage au Maghreb. Ce second prénom a été choisi par son père. Il aime pareillement ses deux prénoms. Ce prénom "en plus" confirme le désir paternel alors qu’il porte déjà un prénom arabe.

Le prénom, cité dans le discours , représente des tentatives de symbolisation des objets transmis et intègre dans une communauté, ici le plus souvent du côté des appartenances culturelles paternelles. Il soutient initialement le moi idéal puis l’idéal du Moi.

Les interprétations des blancs patronymiques sont mutiples, du secret de famille au simple processus d’adolescence qui met temporairement en berne les repères dans la filiation. En conclusion, je reprendrai les observations cliniques sous l’angle du secret.

Les blancs patronymiques totaux ou partiels peuvent être autant d’indices du traitement d’un secret familial : Sébastien supposait que sa mère avait été victime d’inceste fraternel. La grand-mère de Taïr tait l’origine de la naissance de son petit-fils. Mario imagine une fratrie inconnue, restée au pays et ne sait rien de sa naissance. Smaël a connaissance d’enfants d’un premier lit de sa mère qu’il n’a jamais rencontrés. Jean vit sous le sceau du secret de son incarcération (répétition d’un secret familial ?). L’histoire de la mère d’Adjib est marquée par la mort de sa propre mère alors qu’elle était enfant, par la séparation de son père et l’éloignement de son île d’origine, suite de ruptures mystérieuses.

Le blanc patronymique révélerait la fragilité du rattachement à l’ensemble familial. Eventuellement, le sujet serait porteur d’une crypte transgénérationnelle, crypte due à la transgression d’un interdit  (inceste, meurtre) ou à des ruptures filiatives (enfants cachés).

Maria Torok et Nicolas Abraham ont démontré comment les porteurs de fantômes familiaux sont inhibés dans leurs agirs et leurs pensées. Le cryptophore, celui qui porte le secret, secret d’un "désir déjà réalisé" est privé de l’art de la parole.

Le secret de la nomination (Taïr) présente la particularité de se lier au juridique, de se souder à l’organisation de la société humaine et de sa reproduction. Alors qu’habituellement l’acte social a un effet symboligène, la transgression de l’acte de nomination dans le champ culturel environnant vient obstruer l’espace potentiel de séparation et l’utilisation du nom en tant que médium-culture.

Nommer ne participe pas dans ce cas à la symbolique de l’accueil de l’enfant dans la société des hommes. Le "sans-nom", sujet sans parole, sans humanisation est vide d’un point de jonction entre le désir parental et le juridique, le nouveau-né et la tradition. Il est abandonné à la porte de la communauté.

La nomination est une des fonctions paternelles marquant le passage du sujet à la famille, à la communauté. Deux autres fonctions dites paternelles participent également de ce passage liant le sujet à sa culture, l’introduisant à des activités sublimatoires.

Notes
191.

1989

192.

Green A, 1993, Le travail du négatif, Paris, Editions de Minuit, p 248-249.