3.2.3 Les défaillances des fonctions paternelles dans la clinique

Je propose ici d’étudier le lien aux fonctions paternelles pour chacun à travers la figuration graphique et le contenu des entretiens.

Il m’a paru difficile de proposer des regroupements. Dans trois situations, notre observation mène à une absence de fonctions paternelles dans les limites de la recherche : Taïr, Lamzi et Mounir. Pour d’autres, les traumatismes familiaux dont nous avons connaissance ont provoqué des ruptures soit dans la réalité comme ce sera le cas de Smaël ou de Malek ou dans l’imaginaire pour Salah, Adjib, Jean. D’autres causes de rupture se fondent sur la disqualification paternelle : Ahmid, Abdel.Abdessalem Yahyaoui a consacré de nombreux travaux sur les pères d’origine étrangère et plus particulièrement sur les pères maghrébins. Il fait part des mouvements de désaveux mutuels des parents et des adolescents dans certaines familles migrantes "sur une logique de désaffiliation réciproque 202 ".

Dans une autre situation encore, la personnalité du père historique est une entrave à tout travail de symbolisation lorsqu’il contracte les trois fonctions paternelles. Le père de Mario détient toutes les places : dernier ascendant, portant la nomination et père réel. En haut de la pyramide, il règne dans sa toute-puissance.

L’exil est un dernier facteur désorganisant l’une ou l’autre des trois fonctions : Mimoun, René.

Le père historique de Michel pâtit d’un englobement par le clan maternel.

Taïr ne figure aucune représentation paternelle. La forclusion du nom du père s’étend à la forclusion de ses parents. Taïr rapporte qu’il se refuse à répondre aux détenus qui l’interpelle dans les couloirs au su du partage du même patronyme. "Un jour, un type dans le couloir m’a dit qu’il était mon cousin, qu’il avait le même nom que moi. Je suis parti en courant. Je ne veux pas de cousin…. Je me sens bien tout seul". L’inquiétante étrangeté de l’autre-pas-tout-à-fait-autre ne peut pas éclore tant que n’advient pas la reconnaissance de l’autre comme autre moi-même. Le monde de Taïr est indifférencié d’où l’impossible rencontre avec un cousin…

La violence de ses oncles, la confusion des générations de son grand-père, la séduction narcissique de sa grand-mère et l’absence de sa mère ne favorisent pas l’émergence d’une fonction paternelle. La répétition de ses interventions intempestives auprès des forces de l’ordre entrouve-t-elle l’espoir d’une éventuelle rencontre structurante .

La grand-mère de Lamzi a écarté toute potentialité d’un autre. Elle est unique. Elle refuse tout contact entre ses petits-enfants et leur père incarcéré. L’écrasement des générations exclut tout accès à une préhistoire.

La situation de Mounir est similaire. Le couple parental franco-algérien vit éloigné de leur famille d’origine. L’éloignement de la mère de sa terre natale, au nord de la France m’a longtemps interrogé. Qu’est-ce qui a pu pousser cette femme à quitter son village vers Paris puis vers Lyon où elle a rencontré le père de Mounir ?

Dans le discours de son fils, il émane une certaine force de cette femme, elle prend en charge ses trois enfants après le départ de son conjoint. Elle rend visite régulièrement à Mounir durant son incarcération à Tunis. La césure provoquée à la génération de ses parents absout toute identification aux ancêtres. Malgré les tentatives de reconstruction de Mounir, seules deux générations peuvent être en présence l’une de l’autre. De plus Mounir porte le nom de sa mère comme ses frères. Ses parents partagent la même rupture. Ni l’immigration de son père de l’Algérie, ni le déplacement de sa mère d’un bout à l’autre de la France ne sont historisés.

Smaël ne dit rien de l’histoire de ses parents. Les enfants d’un premier mariage de sa mère sont tenus au secret. Le couple parental français-algérien partage l’expérience de l’exil. Smaêl nous a fait part de quelques traces de l’histoire familiale. Son père est idéalisé et disqualifié, malade, ne pouvant subvenir seul à ses besoins. La rupture générationnelle entrave la représentation de trois générations. Smaël se décrit dans une position de parentalisation de son père depuis le départ de sa mère.

Le père de Malek est relégué sur les bas-côtés de la famille maternelle, laissant la place aux liens avunculaires. L’abandon du père est répété par l’abandon de ses oncles quelques années plus tard. Malek ne propose pas de récit de sa préhistoire. Nous ne savons rien de la formation du couple parental. Malek est ballotté entre mère et grand-mère maternelle depuis le retour au pays de son père.

La famille de Salah est fondée sur une catastrophe, la mort accidentelle du frère de son père et de son épouse, laissant de nombreux enfants en bas âge. Huit enfants ont été adoptés par les jeunes mariés. Cette fratrie a décalé l’ordre de naissance des propres enfants du couple.

Une figure d’ancêtre chaleureux est rapportée sous les traits du grand-père maternel qui préparait des petits sacs de noix à transmettre à ses petits-enfants.

Le père d’Adjib a perdu de sa violence au fil des ans mais terrifie encore son fils qui espère un jour trouver grâce à ses yeux. Sa mère a peu à peu abandonné son fils. La haine liant les deux parents laisse Adjib dans un vécu d’effroi. Adjib est à la recherche d’éléments préhistoriques, dans lesquels il y trouverait du plaisir. Il se tourne vers un village algérien où des hommes porteraient le même prénom que lui. Sa capacité à imaginer, à construire une histoire panse les défauts de transmissions.

Le père de Jean demeure sans envergure au regard de son fils au sein de cette famille narcissique où les statuts sociaux régissent les relations. Les éléments de sa préhistoire sont catastrophiques, la mort de sa mère, la violence de son grand-père paternel, la disqualification de sa famille maternelle biologique. Il rapporte un souvenir reconstitué : peu avant sa mort, sa mère demande à le voir une dernière fois, les médecins s’y opposent afin de protéger l’enfant d’une éventuelle contagion.

Le père d’Ahmid demeure éternel étranger aux codes du pays qui l’a accueilli mais son fils conserve des images de l’origine de ce père. Ahmid a des sentiments ambivalents envers son père qui est sorti de sa condition de misère mais qui se révèle inadapté en France. Ce mélange d’idéalisation et de disqualification est-il une entrée dans l’ambivalence ?

Abdel se confronte à la disqualification de son père, fatigué et malade d’avoir exercé un métier harassant. En revanche, Il parle de l’histoire de l’immigration de ses parents qui ne fait pas rupture dans la généalogie.

Le père de Mario règne, tout-puissant, sur son immense famille, polygame des temps modernes. Le père est le seul "ayant-droit" sur ses enfants, issus de ses mariages ou concubinages successifs. Le père historique, père d’une horde s’articule avec des images terrifiantes de l’ancêtre, les esprits meurtriers de la forêt tropicale. L’ancêtre figuré par l’oncle paternel, le jumeau du père, vient se superposer au père réel. La violence paternelle réelle est d’autant plus désymbolisante que celui-ci concentre les trois fonctions paternelles, attaquant ainsi toute émergence d’une pensée subjective chez son fils.

Nous avons déjà longuement évoqué Mimoun et son arrière-grand-père. Il est peu question de son père au cours de son récit mais plus des substituts paternels que sont les éducateurs dont il souhaite se dessaisir pour prendre sa vie en main. Il attend que son père lui transmettre son métier dans un nouveau nouage avec le père historique.

René lie ses parents par l’exercice d’une même profession. Une seule allusion à ses origines sera l’évocation d’une maison aux Antilles.

Michel présente des figures d’ancêtres chaleureuses. Il aime à raconter l’image de la flamme entretenue par son grand-père maternel jusqu’au jour de sa mort. L’autre image de l’ancêtre est celle qui l’associe à la mort de sa grand-mère. Elle réclame de le prendre une dernière fois dans ses bras, ce que ses enfants lui refusent.

Les ruptures familiales, sociales et culturelles prédominent dans notre clinique. Au moins une des trois fonctions paternelles est défaillante. Le plus souvent la dimension préhistorique demeure lacunaire.

Notes
202.

2003, p 113.