3.2.4 Conclusions

Trois points sont mis en exergue dans notre clinique : les traumatismes primaires, les "traumatismes du social", dans la rencontre avec le social auxquels appartiennent ceux de l’exil et l’aliénation du contrat narcissique.

Les ruptures généalogiques fréquentes que nous observons sont dues à un traumatisme soit survenu dans la vie précoce du sujet lui-même à un moment antérieur à la constitution de souvenirs, soit au cours de sa préhistoire vécu par l’un des parents ou les deux.

Dans son article La crainte de l’effrondrement, D.W. Winnicott décrit les angoisses disséquantes primitives. Ces angoisses ont la particularité de survenir alors que l’enfant ne possède pas la capacité de lier ces angoisses par l’immaturité de son appareil psychique ou par l’excessive quantité d’excitations produite. L’état d’agonie de Winnicott, "la terreur sans nom" de Bion laisse l’enfant devant un non-éprouvé, un vide d’éprouvé, sans représentation. S’ensuit un clivage du moi.

‘"Pour survivre le sujet se retire de l’expérience traumatique primaire, il se retire et se coupe de sa subjectivité. Il assure, c’est là le paradoxe, sa "survie" psychique en se coupant de sa vie subjective. Il ne sent plus l’état traumatique, il ne se sent plus là où il est, il se décentre de lui-même, se décale de son expérience subjective 203 " écrit R. Roussillon.’

"Ce morceau perdu de l’histoire vécue" demeure non accessible parce que clivé, énigmatique tant qu’un indice, un blanc, un vide ne vient alerter le narrateur ou l’interlocuteur.

Jean et Michel racontent un souvenir infantile reconstitué similaire. Je ne saurais encore dire ce qui l’a déclenché dans l’après-coup de la lecture de ma clinique : la relation transférentielle, la proposition du dessin de l’arbre généalogique, l’acte délictueux, l’incarcération.

Le souvenir de Jean est le suivant :

Il est âgé d’un an. Sa mère est gravement malade et est hospitalisée depuis plusieurs mois. Une de ses tantes maternelles lui octroie tous les soins dont un bébé a besoin. Sa mère, à l’approche de sa mort, demande à voir son enfant une dernière fois. Les médecins par mesure de protection pour l’enfant s’opposent à la visite.

La scène que rapporte Michel est peu différente :

Michel vit sur un terrain acheté par ses grands-parents maternels, nomades sédentarisés après des années sur les routes… Sa grand-mère, sentant sa mort prochaine, demande à prendre son petit-fils dans ses bras. Prétextant une trop grande fatigue de la malade, les parents refusent.

Jean et Michel témoignent d’un travail d’après-coup où il représente une scène où ils se retrouvent en prise avec la mort… de quelle mort s’agit-il ? K. Nassikas parle de "l’irreprésentable de la propre absence du sujet dans le regard de l’objet".

Comment le bébé-Jean a-t-il pu penser la longue absence, l’abandon précoce de sa mère ? Comment le bébé-Michel a-t-il vécu la douleur de sa mère face à la perte de sa propre mère ?

L’événement patent est réinterrogé par l’un et l’autre dans la relation transférentielle.

Pour d’autres nous ne saurons rien de ce vécu agonistique conséquence de la mort dramatique d’un oncle ou d’un frère pour Taïr et Abdel, de traumatismes non élaborés des générations précédentes, de traumatismes cumulatifs. 

Autant le socius est source d’étayage et de traitement de parties déliées de la psyché 204 , autant dans certaines circonstances il est un redoutable agent de déliaison.

J’emploie le terme de "traumatisme social" lorsque l’occasion d’une situation sociale défavorisée ou la rencontre avec un socius non coutumier, étranger au sujet crée une situation traumatique ou encore lorsque l’environnement social répond de manière redondante de premières relations de déprivation : chômage, disqualification sociale, exploitation professionnelle et enfin lorsqu’un peuple a subi ou agi des actes destructeurs de l’humain. Ce traumatisme social touche plusieurs des parents des jeunes que nous avons rencontrés, il appartient à la préhistoire des sujets et leur a été transmis treansgénérationnellement. L’histoire de l’immigration parentale reste lettre morte, occultée du fait des pertes identitaires, des pertes d’étayages sociaux, des humiliations subies, quelles qu’en soient les circonstances et la portée des illusions : longtemps les villages ont désigné celui qui partirait, celui-ci porterait tous les espoirs de la communauté de l’autre côté de la Méditerranée 205 .

La transmission de la clinique de l’exil nous confronte à un exil psychique, celui de la déliaison et de la crainte de l’effondrement.

Le troisième point est le plus en lien avec notre recherche puisqu’il concerne le contrat narcissique que nous avons déjà évoqué.

R. Roussillon note que le contrat narcissique prend effet dans la réponse de l’objet au moment de l’expérience de détresse.

‘"Si l’état de détresse s’accompagne de traces mnésiques d’expériences de satisfaction en relation avec l’objet, il devient alors un état de manque, c’est à dire un état d’espoir en relation avec la représentation d’un objet secours.’ ‘Si l’objet de recours "survit" à la détresse et au manque, c’est à dire qu’il apporte à temps la satisfaction qui apaise l’état de tension, cette réponse de l’objet fournit la base d’un "contrat narcissique" avec l’objet… le contrat narcissique assure la base d’un processus de socialisation fondé sur la reconnaissance du manque de l’autre, puis du manque de l’autre chez l’autre, il est génératif de relation d’objet et de leur relation triangulée 206 ".’

Un second cas plus défavorable consiste "à payer le prix pour s’assurer du recours de l’objet". Le prix va jusqu’à l’aliénation du sujet à l’objet, c’est ce que nous avons observé pour Taîr et Lamzi, tous les deux aliénés dans une relation incestuelle à leur grand-mère. S’opère alors un clivage du moi où une partie du sujet erre dans la psyché, "non advenue à soi".

L’accession à l’altérité est compromise par l’inadéquation des réponses de l’environnement : absence du sujet dans le regard de l’objet, absence de l’objet lui-même au sein du contrat narcissique, fusions des générations et inclusion dans un "magma familial".

Les politiques de "prévention /répression" de la délinquance actuelle ont repris à leur actif les effets socialisants de la famille en terme d’obligation et en condamnant à des peines d’emprisonnement les parents de mineurs antisociaux. Cette intervention du réel répressif, du rappel du tiers juridique dans la vie familiale, annule d’une part toute mise en pensée du parent porteur de ce tiers comme sujet social et d’autre part la part dévolue à l’enfant d’œuvrer pour sa propre humanité au sein d’un processus de subjectivation et de symbolisation.

Notes
203.

1999, p 20.

204.

E. Jaques

205.

Le sociologue Abdelmalek Sayad montre très bien cela dans son livre La double absence. Des illusions de l’émigré au souffrance de l’immigré. 1999, Paris, Seuil.

206.

1999, p 18.