3.3. Adjib ou la haine en son berceau

Le visage d’Adjib révèle un mélange de retenue et de réflexion, d’une pensée en cheminement dont nous n’avons guère l’habitude en ces lieux. Pourtant il vit son sixième séjour en prison alors qu’il n’est âgé que de 20 ans. De sa propre volonté, Il a suivi une psychothérapie pendant plusieurs mois chez un psychiatre libéral entre deux incarcérations. Il déclare porter la responsabilité d’une partie de son histoire, l’abandon de sa mère mais montre une grande ambivalence envers son père violent et rejetant.

Adjib a été placé à l’âge de 6 ans à la suite du divorce de ses parents à la demande de sa mère. Cette dernière est restée longtemps hospitalisée pour dépression. Pendant sa petite enfance Adjib a été témoin de scènes de ménage répétitives et violentes, des agressions réitérées de son père alcoolique envers sa mère, parfois sur lui-même, "même des fois pour rien…".

Adjib raconte avoir assisté à une tentative de suicide de sa mère : "En pleine nuit, elle était près de la fenêtre, prête à sauter… mon père était "rond"." Le petit Adjib demande alors à sa mère de ne pas le laisser.

Un jour sa mère quitte le domicile conjugal et se réfugie avec ses deux fils chez l’une de ses tantes. Suit une mesure de placement temporaire pour ses deux enfants.

Les scènes de violence réitératives provoquent un traumatisme primaire, tel qu’il a été décrit précédemment. L’intensité et la répétition des agressions engendrent un débordement d’excitation chez le jeune enfant qui ne trouve pas d’aide pare-excitante extérieure. Le traumatisme vécu par Adjib conjugue un traumatisme dû à l’excessive quantité d’excitation ne permettant pas de liaison par la symbolisation et d’un traumatisme cumulatif, répétition des violences paternelles.

Le vécu agonistique dont parle R. Roussillon proviendrait ici de la rencontre avec la haine dans le couple.

J. Lacan écrit dans les complexes familiaux : "…le sort psychologique de l’enfant dépend avant tout du rapport que montrent entre elles les images parentales. C’est par là que la mésentente entre les parents est toujours nuisible… 221 " .

Un article de P. Aulagnier Quelqu’un a tué quelque chose prolonge sa pensée. Lorsque l’enfant est confronté à des scènes de violences conjugales, il y perçoit une équivalence de la scène primitive.

Dans une perpective de l’originaire, le pictogramme représenté est celui de la jonction, espace complémentaire à celui de l’enfant et qu’il auto-engendre. La jonction peut s’accompagner de douleur, d’absence. L’objet-complément ne procure pas non plus de plaisir dans ce cas puisqu’il est habité par la haine.

‘"La violence des signes de cet affect de haine qui fissure l’environnement psychique impose une relation du même type entre les deux parties complémentaires du propre espace psychique : cette relation reproduit non pas celle du couple à l’enfant mais celle présente entre les deux éléments du couple 222 ". ’

La relation haineuse est transmise à l’enfant quoi qu’il en soit de l’amour que chacun des parents lui porte. Ce lien de haine détruit toute reconnaissance de la fonction parentale de l’un et l’autre parent par l’un et l’autre. De ce fait "un des chaînons indispensables pour l’insérer (l’enfant) dans la succession des générations, dans l’ordre temporel, dans le système de parenté, est tour à tour sous la menace de se retrouver meurtrier ou victime 223 ".

Rappelons-nous que l’incarcération actuelle d’Adjib est due, d’après lui, à l’amour excessif qu’il a porté à une jeune femme et à son enfant. Outre le défi inconscient lancé à son père, quel après-coup du traumatisme a pu être réveillé par une telle situation ?

Le couple n’a pas survécu à l’illusion, passant de l’idéalisation à la destruction au sein d’un jeu identificatoire où le père était pris comme témoin. Nous pouvons penser qu’Adjib s’identifiait plutôt à sa mère devenant à son tour victime de cette femme "démoniaque".

Adjib recrée le "milieu psychique ambiant potentiellement psychotisant" qui commet un premier acte meurtrier "au dépens de l’objet complémentaire : quelqu’un a tué le pouvoir de plaisir de l’objet".

J. Chasseguet-Smirgel affirme que "l’union du père et de la mère ne donne pas seulement naissance à l’enfant mais à l’intellect avec sa pleine aptitude à fonctionner 224 ". Contrairement à l’insistance de l’auteur sur la disparition du père annihilé par une mère primitive, j’insisterai sur la fonction de lien et sur sa qualité.

Dans cette clinique des pathologies narcissiques identitaires, les liens sont attaqués, fragilisés voire détruits, anéantis. La haine soude, retient, fusionne les protagonistes les uns aux autres. Cependant certains membres de la fratrie seront plus particulièrement affectés dans leur développement psycho-affectif, pris en otage dans les rets des liens haineux qui relient les parents.

Nous observons que non seulement les relations interhumaines et intrapsychiques ne sont pas organisées sous forme de conflictualité mais encore elles maintiennent le Moi le plus souvent dans un monde unaire, d’impossible séparation.

La représentation du couple parental est le souvent pictographique, "les deux parties ne peuvent exister que sous une forme indissociée : prise-en-soi ou rejet de l’un par l’autre sans qu’il puise y avoir de préséance 225 ".

Face au couple parental, la fratrie forme un regroupement source de remaniements des représentations de l’union parentale et des relations de l’enfant au couple. Nous allons maintenant explorer ce nouveau versant familial.

Notes
221.

p 82.

222.

1991, p 374.

223.

In Un interprète en quête de sens, Edition de 1991, p 376.

224.

1988, p 32

225.

Aulagnier P., 1975, p 62.