4.2 Les manifestations fantasmatiques du complexe fraternel

Les frères et sœurs en tant que groupe en puissance, groupe réel ou imaginaire, confrontent le sujet à la groupalité. Le groupe fraternel est d’abord constitué des enfants de la mère, puis s’idéalise sous la forme d’une fratrie merveilleuse de l’enfance et enfin se concrétise en " frères humains", "frères d’infortune et de galère", "vieux frères" et "faux frères" et d’autres encore… au long de la vie de l’adolescent et de l’adulte. Le groupe des bébés de la mère, toujours psychiquement présent, se transforme pour parvenir à des formes plus socialisées au cours de la maturation psychique de l’individu.

Mélanie Klein dans son article Le complexe d’Œdipe à la lumière des angoisses précoces étend l’envie de pénis de la petite fille, décrit par Freud, à l’envie du corps de la mère qui contient à la fois le pénis du père et des bébés. Reprenant cette assertion, J. Chasseguet-Smirgel affirme que cherchant l’homogénéisation du monde, l’enfant souhaite faire disparaître les obstacles : vider le ventre de la mère pour y retrouver l’accès.

Mario raconte qu’il n’invite plus d’amis dans son nouvel appartement souhaitant le garder "vide des autres", vide à soi.

Il s’inquiète, dans cette famille unlinéaire paternelle, également non des bébés de sa mère mais des enfants du père, enfants cachés… Le réel a rencontré le fantasme puisqu’un jour son père a ramené d’Afrique un fils jusqu’ici inconnu.

Adjib pense que son comportement turbulent est la cause de l’interruption des maternités de sa mère comme s’il avait éliminé les bébés à venir de sa mère.

Smaël refuse d’en savoir plus sur les demi-frères et sœurs issus d’un premier mariage de sa mère.

Certains évoquent, d’autres évacuent l’impossible retour en arrière qui se heurte à la réalité fraternelle.

Le groupe adelphique au cours de l’enfance s’édifie sur la différence des générations, oppose le monde de l’enfance au monde des adultes. Il protège des intrusions dans la psyché de fantasmes liés à la scène primitive, régule les pulsions, jugule les angoisses archaïques et est un lieu d’étayage narcissique et de création des utopies. Cette "fratrie magique" est "une fratrie merveilleuse, soutenue par la projection narcissique des parents eux-mêmes, par les fantasmes d’auto-engendrement, d’androgynie, d’auto-nomie 228 " , écrit R. Kaës.

Alors que la fratrie de l’enfance organise le groupe familial selon les différences de générations de prime abord et secondairement selon la différence des sexes, le groupe fraternel adolescent, se structure à partir du sexuel pour aboutir à la prise en compte de la différence des générations. Nous l’avons déjà évoqué en ce qui concerne le sujet lui-même.

L’adolescent passe du rejet du groupe familial à un groupe de type fraternel puis à un groupe associatif.

L’appartenance à un groupe d’adolescents soutient la transformation du groupe interne familial. "La restauration narcissique et le réaménagement de l’Idéal du Moi sont deux éléments qui renvoient à l’importance des groupes de pairs pour les adolescents comme famille de remplacement ou comme médiateur identificatoire 229 ".

Le groupe représente "une défense traumatique contre la rivalité fraternelle, et par certains côtés, une réparation des dégâts fantasmatiques causés par la haine contre la mère et les frères et sœurs qu’elle contient 230 ".

Didier Anzieu a mis en évidence un fonctionnement propre au groupe en constitution : l’illusion groupale. Face aux menaces de perte des limites du moi et aux angoisses archaïques que provoquent la rencontre de tout sujet avec un groupe, se crée une illusion qui préserve l’unité du moi en instaurant un narcissisme groupal. Les relations s’établissent sur le mode fusionnel de l’identification primaire. L’illusion groupale répond par une défense hypomaniaque à une "urgence identificatoire".

Lorsque l’illusion groupale prime dans le groupe, l’adolescent y trouve de la réassurance.

En ce sens, J-B. Chapelier soutient que le groupe de pairs à l’adolescence permet "une restauration narcissique et met (les adolescents) d’une certaine façon à l’abri d’une sexualité génitalisée, les détourne de la problématique œdipienne et les protège par l’expression maniaque qu’elle contient contre la dépression. Par ce moment d’omnipotence, les narcissismes individuels sont renforcés alors qu’ils étaient menacés par les pertes des idéaux infantiles 231 ".

Ce groupe de pairs constitue un groupe idéalisé partageant un moi idéal, d’où toute différence est exclue et où la subjectivation est suspendue. Il se fonde sur la différence des générations suspendant l’élaboration de la différence des sexes.

Par la suite le groupe évolue soit vers une différenciation de ses membres et la recherche de chacun d’un objet amoureux adéquat, soit se fixe et perdure autour d’une idéologie ou d’un objet d’addiction.

La sortie de l’adolescence s’appuie sur ces expériences de groupe, prémices des groupes sociaux et lieux de réaménagements des identifications œdipiennes.

A l’adolescence les relations homogénérationnelles se vivent à l’intérieur et à l’extérieur de la famille. Le complexe fraternel se réaménage au gré des expériences facilitant ou entravant le travail de symbolisation.

Notes
228.

R. Kaës, 1993c, p 37.

229.

J-B. Chapelier, 2000, p 33.

230.

R. Kaës, 1978, p 73

231.

J-B. Chapelier, 1993, p 331.