La réalité de l’appartenance à des familles nombreuses - de trois à douze enfants – s’efface derrière les représentations fantasmatiques. Si Mimoun a laissé dans l’ombre la fratrie qui l’encombre, d’autres l’ont amplifié émoussant ainsi les liens de filiation. Malek est dans ce cas. Il a retenu notre attention car la fratrie de sa mère s’étale sur les longueurs de deux feuilles de dimension A3.
A l’énoncé des consignes, Malek réagit : " Je ne me rappelle pas plus loin que mes grands-parents". Il se souvient que sa grand-mère est morte alors qu’il était âgé de 6 ans. Cette grand–mère n’apparaît pas sur l’arbre généalogique. Une arrière–grand-mère ?
Il commence par s’inscrire sur la feuille : " Je marque moi ou mon nom ?". Il poursuit en notant sa sœur à gauche et son frère à droite classant ainsi la fratrie par ordre de naissance. Il relie chacun par un trait.
Il commente : " Pour mes parents, je fais des cadres et après je marquerai". A partir de chaque cadre, il trace un trait vers chaque enfant. Il écrit le nom de son père en majuscule, son âge, un point d’interrogation après "lieu" et une autre point d’interrogation après "profession".
Sa mère a huit frères et sœurs et il ne sait comment les placer tous. Il commence à effacer. Nous lui proposons de scotcher une autre feuille si nécessaire. Il réécrit le nom de son père en minuscule.
Puis il note un frère de sa mère, dans une case contiguë son épouse et en dessous leurs enfants. Les deux familles – la sienne et celle de son oncle maternel - ont la même configuration. Les parents ne sont pas reliés entre-eux mais chacun est lié à chaque enfant. En revanche un trait relie la mère de Malek à son propre frère créant de la sorte l’illusion d’un couple.
Il poursuit la fratrie de sa mère en contournant avec son crayon la tante par alliance.
Il lève alors la tête vers nous : " Est-ce que çà va comme çà, comme je n’ai pas fait de trait entre mon père et ma mère ?" Nous lui répondons qu’il fait comme il le souhaite et nous lui suggérons d’utiliser de la couleur pour différencier les personnes. Il répond négativement à notre proposition.
Malek aligne la fratrie maternelle vers la gauche de la feuille et termine en ajoutant le demi-frère de sa mère. Il écrit " décédé" dans la case de ce demi–frère puis note ses enfants qui vivent en Algérie.
" Il ne manque plus que les grands-parents, Je vais les mettre en gros".
Il trace méthodiquement des traits qui relient chacun de ses oncles et tantes à leur père… Ce travail est fastidieux, il s’interrompt. "Je ne fais pas les traits pour ma grand-mère".
Il revient à droite de la feuille où un quart de la page reste vierge. Son père a une autre famille en Algérie. Il a eu des enfants d’un premier mariage. Malek ne connaît pas la famille de son père. Il se souvient avoir vu des photos avec son père et sa mère…
Malek figure les liens fraternels et les liens entre chaque enfant et chacun des parents . Devant l’ampleur de la tâche, il abandonne au moment de tracer des traits entre la case de sa grand-mère et chacun de ses enfants. Cette grand-mère n’est donc reliée qu’à la mère de Malek et à sa propre sœur. Aucun lien conjugal n’est représenté. Les liens horizontaux occupent l’ensemble de l’espace.
Malek s’interroge à plusieurs reprises sur la place de son père : le lien avec sa mère, l’histoire de son père, la lignée paternelle. La famille paternelle ne fait l’objet d’aucune représentation graphique. D’ailleurs il ne sait pas où habite son père ni quel métier il exerce.
Son oncle maternel a pris le relais de l’autorité paternelle lors du départ de son père en Algérie. Le couple formé par sa mère et cet oncle représente symboliquement le couple parental auquel il se réfère. Mais son oncle, "main forte de la mère", pareillement à son père l’a abandonné afin de "s’occuper de ses propres enfants". Il ajoute que cet éloignement a entraîné son échec scolaire par manque de soutien.
L’investissement de la fratrie dans l’arbre généalogique au détriment des filiations et en particulier de la filiation paternelle vient de manière ostentatoire emplir ce que Malek appelle le manque : "Avant je ne connaissais pas le manque". Il parle de la séparation de ses parents lorsqu’il était âgé de 13 ans. Ce manque repéré du côté financier - manque à gagner de la mère, manque du père et aussi manque et faille du pubertaire – s’est résolu par le vol.
Nous constatons un blanc de père pour un trop plein de frères. La représentation du manque de père est comblée par une représentation de surplus de frères tout comme il a comblé l’absence paternelle par un cumul de vols. L’abandon du père, puis de l’oncle, traumatismes secondaires, répétitions de carences affectives précoces supposées laissent Malek dans la détresse. L’espoir de récupérer son bien, l’objet perdu passe par des conduites antisociales. Le groupe interne débordant répond au sentiment de désaide de Malek.
Les abandons paternels successifs attaquent le syncrétisme familial. Le groupe familial constitue d’après J. Bleger un non-moi dont dépend entièrement le moi et toute variationà l’intérieur du groupeproduit un étatde crise du non-moice qui impose une re-élaboration du moi ou suscite uneré-organisation des défenses pour immobiliser.ou projeter à nouveau les parties psychotiques de la personnalité.
Le pubertaire est cause d’ébranlement du narcissisme individuel de l’adolescent et de la cohésion syncrétique.
‘"A l’adolescence, l’identité groupale de la fratrie peut compenser les risques de désagrégation identitaire et peut donc être utilisée de façon paroxystique. Et dans ce cas de figure, la fratrie qui s’organise autour de l’illusion groupale transforme la famille en groupe indifférencié" 235 écrit J-B. Chapelier.’La famille type "Petit Poucet" est une ribambelle de frères alignés derrière une figure emblématique, ici l’oncle Malik substitut paternel violent. J-B Chapelier décrit le syndrome des Dalton. La configuration groupale des frères Dalton est inamovible, ils forment un groupe isomorphique où règne l’indifférenciation et l’indissociabilité des membres. Les Dalton se constituent en identification à la toute-puissance maternelle "entraînant une indifférenciation, une omnipotence et une attaque du monde extérieur à la fratrie".
Le surinvestissement de la fratrie détermine des liens qui ne permettent pas l’élaboration de la problématique adolescente.
‘"La relation fraternelle exclusive est fondamentalement asociale, par le déni par lequel son fantasme d’unité parfaite se fonde, de la différence des sexes, de la sexualité, du désir, de la société… Le groupe se prête à figurer… à l’instar de la relation amoureuse unissant le père et la mère, que la relation incestueuse frère–sœur répète, dénie et annule 236 " affirme R. Kaës.’Cependant le groupe adelphique est un groupe-partie du corps de la mère selon le même auteur : "Double mouvement donc, où s’affirme la précession de la relation à la mère sur la relation fraternelle et, du fait de l’origine commune (car la mère n’est telle que par les enfants qu’elle constitue en fraternité), équivalence symbiotique de l’une et de l’autre : qu’est-ce que la mère sinon le groupe formant son corps, et le groupe sinon son corps ? 237 "
Si effectivement nous percevons l’aspect indifférencié des membres de la fratrie, nous devons aussi en voir le caractère d’unification face à un moi fragmenté, subissant la déliaison.
A l’unilinéarité de la représentation généalogique s’oppose une fratrie pléthorique, envahissante d’où il est impossible de se séparer. Les traits qui relient chacun des enfants à chacun des parents dans la représentation de sa famille nucléaire et de la famille de son oncle tisse un enchevêtrement de liens, une toile d’araignée qui arrime solidement chacun les uns aux autres. Cet arrimage se renforce d’un secret, de l’incestuel ou de la violence.
Le sujet est lié au groupe familial par des liens inextricables où toute sortie le met en danger : perte des limites du moi, enveloppe moïque fragile, angoisses d’intrusion.
Chapelier JB, 2000, Le lien groupal à l’adolescence, Paris, Dunod, p 39.
1978, p 78
1978, p 73.