1. Le roman familial

En 1909, Sigmund Freud écrit Le roman familial d’un névrosé qui complète deux lettres à Wilhelm Fliess de 1897 et 1898. L’expression roman familial s’adresse d’abord à la paranoïa puis s’étend à l’inconscient de tous, le roman familial d’un paranoïaque a la particularité d’être conscient.

‘"Le roman familial suivant lequel le sujet se croit un étranger dans sa famille est partout présent et sert à rendre cette famille illégitime ".’

Freud définit deux étapes successives du roman familial chez l’enfant : asexuel et conscient, et sexuel et inconscient.

La première étape provient de "la sensation de ne pas voir ses propres sentiments pleinement payés de retour se fait alors jour dans cette idée des premières années de l’enfance, idée dont souvent on se souvient consciemment et d’après laquelle on est un enfant d’un autre lit ou un enfant adopté. L’enfant trouvé et l’enfant bâtard prend forme dans une rêverie éveillée". L’enfant dans sa recherche de compromis entre éliminer le père–rival et préserver le père réel s’identifie soit à un enfant trouvé soit à un bâtard.

La seconde étape, le roman sexuel et inconscient reprend les mêmes thèmes sous le sceau du sexuel. Il conjugue deux buts, érotique et ambitieux. Le récit fantasmatique résout temporairement le conflit œdipien puisque l’enfant ne tue pas le père, il le supprime de la scène familiale. De plus en imaginant de multiples liaisons amoureuses à sa mère, l’enfant élude sa fratrie et se pressent seul enfant légitime. Ce faisant il supprime tout partage de l’amour parental et élimine le caractère incestueux de l’attirance sexuelle avec la sœur.

L’essai de Marthe Robert Roman des origines et origines du roman discute les imbrications entre écrivain, roman familial et écriture romanesque.

L’enfant trouvé relie indissociablement les deux parents, il n’appartient pas à cette famille qui lui est étrangère. En tant qu’être d’exception, il aspire à l’immortalité. L’écrivain, "enfant trouvé crée un autre monde, aux marges du réel, part à la recherche d’un paradis perdu 245 ". Toute la littérature fantastique dont sont friands les adolescents relève le défi de créer des mondes meilleurs…

Le bâtard, né d’une relation adultère de la mère sait qui il aime et qui il hait. Il rabaisse sa mère, admire l’objet haï (le père) et souhaite le dépasser. L’écrivain bâtard attaque de front la réalité et s’engage dans la lutte sociale. Les héros de Stendhal, Julien Sorel ou Eugène de Rastignac, tout comme leur créateur sont des illustrations paradigmatiques de "l’homme sans naissance ni qualité qui a quelque espoir de s’élever par ses propres moyens 246 " dans un monde qui vient de voir naître la démocratie.

La construction d’un roman familial concourt dans la vie de l’enfant à un détachement du couple parental et de la famille à un moment où il fait son entrée sur la scène sociale (début de la scolarité). Le roman familial permet :

‘"une contre-identification au parent du même sexe dans le temps d’élaboration des sentiments de haine, puis de formation de l’Idéal du Moi ; ’ ‘des réparations des relations familiales menacées par les sentiments de haine ;’ ‘l’élaboration de la position dépressive dans le moment de séparation des parents, au moment des identifications tierces 247 " écrit R. Kaës.’

L’enfant utilise le socius dans un processus d’élaboration des conflits œdipiens et signifiant d’un non–retour "au temps heureux et révolu où son père est apparu comme l’homme le plus distingué et le plus fort, sa mère comme la femme la plus chère et la plus belle 248 ".

Le roman familial est construction d’une fiction des origines. En pensant ses origines, l’enfant pense le détachement de celles-ci et s’en éloigne. La fonction du récit ne se limite pas à la production de contenus, il est effet d’énonciation, fait de penser, de représenter, de symboliser, et s’accompagne de la représentation de cette forme.

En conclusion, le roman familial est l’œuvre romanesque de l’enfant, acte créateur qui construit et relie trois niveaux temporels – passé, présent et futur par :

  • la création de mythes originaires,
  • la transposition de ces mythes dans l’ici et maintenant et dans la confrontation entre valeurs sociales et valeurs familiales, et l’élaboration de projets.

Le "discours du maître", le discours social dit J-J. Rassial, peut contredire le statut du père. Le roman familial prépare à l’acceptation d’un discours social le plus souvent différencié du discours familial ambiant.

Le roman familial est un modèle d’œuvre romanesque que chacun remanie tout au long de sa vie dans la subjectivation de son histoire infantile et de l’actualité.

Les deux récits, culturel et anticipatoire, s’inspirent des étapes du roman familial.

Nous avons déjà beaucoup parlé de fantasmes des origines - récit d’autoengendrement et de parthénogenèse -, des positions ambivalentes envers le père, positions soutenues par les places sociales occupées par celui-ci   - déchéance du père (Abdel, Smaël) - ou par le désir de le surpasser (Jean).

Les fonctions sociales valorisantes, dégradantes, humiliantes ou honteuses soutiennent ou entravent les projets d’avenir. C’est pourquoi les cultures d’origine offrent un autre terrain de traitements des conflits oedipiens. Le récit culturel situe le sujet au sein d’un groupe de partage culturel, au-delà de la culture familiale.

Les découpages théoriques ont toujours un aspect superfétatoire, la construction culturelle et historique va de paire bien sûr avec l’imagination d’un projet. Mais ce découpage en récit culturel et récit anticipatoire permet de traiter chaque aspect séparément avant de les rassembler.

Notes
245.

1972, p 49.

246.

" p 143.

247.

Kaës R, 1985, p 36.

248.

Freud, 1909.